J’ai eu l’immense plaisir de vivre les Utopiales 2018, festival dédié aux sciences et à l’imaginaire sous toutes ses formes qui a eu lieu du 31 octobre au 5 novembre derniers. Le thème principal de cette année était un sujet très intime : le corps. J’y étais pour ma part du vendredi matin au dimanche après-midi et j’ai eu la chance de faire partie du jury qui a remis le Prix Utopiales. Pour mémoire, ce prix récompense un roman européen appartenant aux littératures de l’imaginaire, rien de moins. La pression ! Retour en mots sur mon vécu du festival en commençant par quelques tables rondes marquantes auxquelles j’ai assisté, mon expérience en tant que jury et la petite conclusion qui va bien.
Le corps, sujet éminemment politique, était à l’honneur avec une série de tables rondes ayant pour sujet le transhumanisme, la greffe, les machines biologiques, la thanatopraxie, mais aussi le plaisir, l’amour et l’avortement, entre autres. Vaste programme.
Je me suis cherché une place (et j’ai fini par terre, un monde fou) pour assister à la table ronde concernant “Le nouvel art d’aimer” modérée par Lloyd Chéry ayant pour intervenantes Mélanie Fazi, autrice de la non-fiction Nous qui n’existons pas, Catherine Dufour, autrice du roman Entends la nuit et Rachel Bocher, psychiatre. Il y était question de l’asexualité, l’aromantisme, du polyamour et de l’identité sexuelle en général. Table ronde instructive qui a suscité quelques crispations dues aux généralisations énoncées par Mme Bocher : elle parlait plutôt du couple et de ses problèmes ou encore du chagrin amoureux là où les autrices insistaient sur la pluralité des façons d’aimer ou de ne pas aimer et le souhait de voir se réaliser une société qui ne médicalise pas et ne cherche pas à “corriger” les façons d’être différentes de la norme (tant que tout le monde est majeur et consentant, bien entendu). En plein dans le sujet que Mélanie Fazi traite dans sa non-fiction que je vous recommande. Dialogue de sourd qui a suscité de nombreuses réactions de la part du public, très impliqué et massivement intéressé par le rejet des normes, des explications toutes faites et par la quête du mot juste !
Mon conseil si le sujet vous intéresse : la science-fiction se fait parfois l’écho de ce genre de problématiques avec notamment le récent Luna d’Ian McDonald, dont vous trouverez la chronique ici, mais aussi l’excellent Gens de la Lune de John Varley ou encore le bouleversant Ne mords pas le soleil de Tanith Lee. Ces trois œuvres, en plus d’être de bons romans, nous prouvent qu’il est possible d’imaginer une telle société. Lisez les.
J’ai également assisté à une table ronde franchement déprimante intitulée “Quelles pistes institutionnelles face au changement climatique” modérée par Éric Picholle avec pour intervenants l’illustre Gérard Klein, Christian Léourier, auteur du Cycle de Lanmeur et Roland Lehoucq en scientifique bon vulgarisateur. Concrètement, si cette table ronde était supposée nous fournir des pistes d’action, les intervenants ont surtout bien fait comprendre au public qu’en raison de notre système politique il n’y avait rien à faire. Et les quelques solutions apportées comme la généralisation du télétravail me semblent à la fois peu enviables et peu applicables à la majorité des métiers.
J’en suis ressortie assez sonnée mais également avec l’impression que ces personnes, peut-être trop intégrées au système et peut-être (je ne les connais pas personnellement donc je m’avance beaucoup) peu habituées à naviguer entre les différentes strates de la société n’arrivent plus à imaginer ni constater ce que les gens, au niveau local, dans les villages et petites villes de province, mettent peu à peu en place. Beaucoup d’énergies sont perdues à cause de la centralisation des pouvoirs en France où l’on considère que seuls les érudits “savent” et ont droit de cité, ce qui implique forcément un désintérêt et un manque de démocratie “locale”, à hauteur d’individu. Cette table ronde était frustrante, je crois, pour beaucoup de spectateurs, car au minimum une vingtaine souhaitaient intervenir dans le débat mais ne l’ont pas fait faute de temps. Une deuxième heure n’aurait clairement pas été de trop !
Mais rassurez-vous, j’ai pu terminer mon vendredi avec du positif car une heure plus tard il y avait la présentation de “L’université de la pluralité” modérée par Clémence Lossone avec Daniel Kaplan, penseur et acteur du numérique, Ketty Steward, autrice des Confessions d’une Séancière, Catherine Dufour et Ariel Kyrou, journaliste spécialisé dans les nouvelles technologies. Cette table ronde a offert un magnifique écho, involontairement, à celle dont je vous parlais juste au-dessus (et elle m’a permis de ne pas me pendre ce soir là). L’université de la pluralité est une initiative de personnes s’étant aperçues que nous ne parvenions plus à imaginer un futur positif.
Le but de cette organisation est de réunir des talents en lien avec l’imaginaire du monde entier afin de réinventer le futur, avec pour mission d’être inclusive et de permettre à des personnes de participer quelles que soient leurs nationalités, leurs origines sociales, leurs études, leurs métiers. Une table ronde durant laquelle le public a été un peu plus libre de s’exprimer, émettant l’idée intéressante d’organiser pour de futurs festivals une “boîte à idées” pour laisser ses impressions sur les conférences voire d’organiser des débats auxquels le public pourrait pleinement participer, sous un format plus horizontal. L’objectif étant de décloisonner ce format hiérarchique où, d’un côté, il y a sur l’estrade des personnes qui “savent” et de l’autre, en bas, un public passif, laissé parfois seul avec une foultitude d’idées qui meurent dans l’œuf (parce qu’il ne faut pas se leurrer, lever la main pendant les 10 minutes où il est possible de poser des questions, prendre le micro et s’exprimer devant tout le monde ce n’est pas facile – on peut être très timide et avoir des idées à exprimer).
Revenons maintenant à cet Art qui m’est si cher, la littérature. Le Prix Utopiales fut décerné à L’âme des horloges de David Mitchell. Je ne vous cacherai pas qu’il s’agissait de mon favori dans une sélection comprenant également Amatka de Karin Tidbeck, L’Or du diable d’Andreas Eschbach, Station : La chute d’Al Robertson et Espace Lointain de Jaroslav Melnik et que donc, youpie, y’a d’la joie, tout ça tout ça. J’aimerais néanmoins pousser un (petit) coup de gueule -qui n’engage que moi- car à mon humble avis, deux des romans de cette sélection n’avaient vraiment pas leur place ici pour la vision extrêmement rétrograde des femmes qu’ils véhiculent (et des personnes non voyantes pour l’un des deux, j’étais juste estomaquée par certains passages)… Il s’agit d’Espace Lointain et de L’Or du diable.
ON/ Je ne comprends clairement pas comment, en 2018, des livres diffusant l’image de femmes fatales/fantasmes ou au contraire passives totalement dépendantes de héros mâles peuvent être sélectionnés pour un prix d’aussi grande importance, et, quand on met leur sélection en perspective avec le peu de romans écrits par des femmes en lice (un seul, en fait), il y a de quoi se poser quelques questions. D’ailleurs, Station : La chute, qui ne manque pas d’intérêt, n’est pas très progressiste en la matière non plus, mais on va dire que c’est bien moins pire. \OFF
Voilà, il fallait que ça sorte, on peut poursuivre.
Amatka, seul roman écrit par une femme parmi les finalistes, est une oeuvre ambitieuse et poétique aux multiples interprétations et multiples couches qui méritait pleinement sa place en sélection, rien que la réflexion sur le rapport aux objets et possessions est renversante. Son principal défaut à mon sens est sa fin un peu facile et son univers obscur pour un lecteur non averti, clairement, je ne le recommanderais pas à tout le monde.
L’âme des horloges, à contrario, en plus de mettre à l’honneur de sublimes personnages telle Holly Sykes (une femme forte dotée d’une grande capacité de résilience dont on suit le destin extrêmement peu joyeux) et de traiter d’un grand nombre de sujets de société, peut facilement être conseillé à quelqu’un qui n’est pas érudit dans les littératures de l’imaginaire. C’est une oeuvre prenante, émouvante, intelligente tout en étant accessible au plus grand nombre et qui transcende les genres en passant de la littérature blanche au fantastique et à la science-fiction post apocalyptique avec une grande fluidité. Je suis ressortie toute bouleversifiée de cette lecture !
En tout cas je peux vous dire que le débat entre membres du jury fut riche et passionnant : c’est toujours impressionnant de voir à quel point les livres sont reçus différemment suivant les individus. Nous étions 5 personnes avec un vécu de lecteur très différent, des préférences et des attentes très différentes et je peux vous assurer que chaque livre de la sélection a trouvé quelqu’un pour en parler en positif, y trouver quelque chose d’intéressant et en défendre certains aspects. Encore un grand merci aux Utopiales qui m’ont permis de vivre cette expérience enrichissante grâce au hasard du tirage au sort !
Sinon, en vrac, les expositions étaient toutes absolument superbes (comme toujours… enfin non, mieux que l’an dernier !), j’ai pu profiter de la nocturne ludique pour jouer à mon premier jeu de rôle depuis plus d’une dizaine d’années, en compagnie d’inconnus, et c’était top. Remerciement aux bénévoles à l’accueil de l’espace ludique qui m’ont bien incitée à m’inscrire pour une partie de JDR basé sur l’univers de La Brigade Chimérique : je flippais ostensiblement de me lancer dans l’aventure (non rôliste au milieu d’une table d’inconnus habitués ?) mais ils m’ont rassurée et convaincue. Mention également aux scientifiques et stand de l’Inserm nous permettant, grâce à la réalité virtuelle, de nous plonger dans une salle d’opération, et au passionnant Pierre Jannin avec lequel j’ai eu la chance d’échanger quelques mots. Je n’ai pas pu tout voir ni faire, je n’ai vu aucun film, n’ai pas participé à l’escape game et il y a des stands sur lesquels je ne me suis pas arrêtée. Les Utopiales sont si vastes qu’il est impossible de les couvrir en entier, mais c’est ce qui fait aussi le charme du festival : sa multiplicité ! Je crois qu’il n’y a pas deux festivaliers avec le même vécu ni le même point de vue.
En conclusion, trois jours riches en magnifiques rencontres, en idées qui fourmillent et bouillonnent. Un bol d’air au terme duquel il est dur de retrouver son train train quotidien. Il y a encore du boulot pour parvenir à un programme plus inclusif, avec plus de femmes à la sélection comme aux tables rondes (et pas seulement sur des sujets “de bonne femme” type l’avortement comme l’a remarqué Catherine Dufour), plus d’ouverture aux imaginaires du monde et aux idées qui sortent des sentiers battus, et l’envie est forte de revenir l’an prochain pour constater l’évolution de ce merveilleux festival. Et pour terminer, une photo du super jury !