Héros secondaires – S.G. Browne

« En un sens nous sommes un peu devenus des smartphones humains, sauf qu’en lieu et place d’applications, nous téléchargeons des ordonnances. »

Lloyd, qui vit avec son amie à New York,  a bien du mal à joindre les deux bouts. Son boulot principal : cobaye pour les laboratoires pharmaceutiques. Mais comme, par contrat, il doit s’arrêter régulièrement pour permettre à son organisme de se purger des produits testés, il est également mendiant à temps partiel. Mais non sans humour, et avec des cartons originaux, façon « Mes parents ont sniffé ma bourse d’études. » Son amie a également deux sources de revenus –  vendeuse dans un magasin bio et artiste de rue – et tous deux vivent une vie un peu désargentée mais paisible. Tout va donc à peu près bien.

« Je pense qu’à force de prendre part à des essais cliniques sur des produits pharmaceutiques depuis environ cinq ans, on a fini par contracter des sortes d’effets secondaires en versions mutantes, et qu’on est capables de les projeter sur les autres. »

Outre son amie, Lloyd fréquente un petit groupe d’individus qui, suite à des tracas divers, sont également devenus des cobayes réguliers pour l’industrie pharmaceutique : Randy, séducteur impénitent, Charlie, un peu obèse et un peu idiot, Vic, un ancien prof de maths, Isaac, jeune acteur prometteur hélas devenu bègue, et Frank, plus âgé, le seul peut-être à prendre vraiment son rôle de cobaye au sérieux. Ils passent du bon temps ensemble mais, peu à peu, notent des phénomènes bizarres : s’ils échappent aux effets indésirables des produits qu’ils testent, il semble bien qu’ils soient capables de les projeter sur les autres. Faire subitement vomir son voisin, plonger un passant dans la torpeur grâce à un « sortilège narcotico-féérique », susciter une éruption et un prurit foudroyants chez son vis-à-vis, voilà qui n’a rien de banal.

« Je ne sais pas si c’est l’œuvre de la destinée, de Dieu ou d’un hasard ultrabizarroïde, mais je commence à me dire qu’on est censés accomplir un truc de plus grande envergure. »

Des pouvoirs inexplicables, donc, qui ne sont pas vraiment les super-pouvoirs dont ils ont tout un jour ou l’autre rêvé. Mais dont ils pourraient tout de même tirer bénéfice. Ou dont ils pourraient bénéficier les faibles, les pauvres, les opprimés. Comme le dit un des personnages : « Nous sommes des mutant génétiques new-yorkais. Nous n’avons d’autre choix que de devenir des super-héros. » Les voilà donc en route, et en bande, pour améliorer le monde – ou à tout le moins New-York.

On s’amuse beaucoup à ce récit de super losers transformés en super héros trash, ou plus exactement en hypo héros (saluons l’astuce de la traductrice qui a trouvé le très joli titre de « héros secondaires », calqué sur les effets secondaires des médicaments) à la fois attachants et pathétiques. Vu le thème, ce petit groupe d’adultes jeunes est animé par un esprit encore un peu adolescent, mais, si l’humour n’est pas toujours très fin, il est beaucoup moins lourd que celui pratiqué par les personnages du précédent roman de l’auteur, « La Destinée, la Mort et moi, comment j’ai conjuré le sort » (dont on voit apparaître dans « Héros secondaires » quelques-uns des protagonistes). Le récit est donc plus léger, plus enlevé, et va dérouler ses trois cent cinquante pages sans jamais perdre en rythme.

« Il n’y a pas de héros, Lloyd. Il n’y a que des méchants et des menteurs. Et si tu veux mon avis, les menteurs sont encore pires. Les méchants, eux, au moins, ont la décence d’assumer leur vrai nature. »

L’auteur a compris la leçon du célèbre «Incassable » de M. Night Shyamalan : il n’y a pas de super-héros sans super-méchants. Combattre le crime, certes, voilà qui est honorable, mais combattre des super-méchants (dont un qui cite Baudelaire), voilà qui est plus excitant. Car, il fallait s’y attendre, d’autres cobayes ont décidé d’utiliser la projection d’autres effets indésirables pour devenir les maîtres du monde. Ainsi notre brigade mutante affronte-t-elle des affreux dotés de pouvoirs supérieurs, qui se moquent bien de cette petite bande de « super-blaireaux »

« Je vais donc combattre le crime tout seul quelques soirs par semaine, mais sans les autres, ce n’est pas pareil. Pour tout ce qui est du super-héroïsme, je travaille mieux en équipe. »

Que l’on ne s’y trompe pas : comme beaucoup d’œuvres du genre, « Héros secondaires » n’emprunte le masque de l’amusement et de la distraction que pour mieux pratiquer la satire, la critique sociale, la dénonciation de travers bien trop répandus. Avec un humour grinçant et désabusé qui fait mouche, S.G. Browne dénonce l’obsession du monde médical, et plus particulièrement de la psychiatrie, à transformer tout comportement quel qu’il soit en maladie et à le médicamenter, mais aussi, en miroir, l’appétence des populations qui en demandent et en redemandent sans cesse et surconsomment pour maigrir, mieux dormir, mieux ceci, mieux cela, en une spirale de dépendances et d’interactions sans cesse croissantes. Mais le constat social est également là : les pauvres et les laissés pour compte servent à essuyer les plâtres et à tester les molécules qui seront mises au point pour les plus riches. Humoristique et effrayant à la fois, « Héros secondaires » apprend aux lecteurs que ce sont deux pays « éclairés » qui sont les seuls au monde à autoriser les firmes pharmaceutiques à faire de la publicité pour leurs produits (la Nouvelle-Zélande et…. Les Etats-Unis !). L’auteur passe également à la moulinette toute une série de thématiques de société comme les intérêts fugaces (« On vit au royaume du déficit de l’attention. Et tu n’es ni plus ni moins que la dernière distraction en date. Demain, tout le monde sera passé à autre chose, et toi, tu seras complètement has been »), les modes alimentaires, les régimes ridicules, la malbouffe, et bien d’autres encore.

Bien d’autres thématiques, donc, que le lecteur découvrira les unes après les autres dans ce roman à la fois amusant et effrayant, sensible et grinçant, dramatique et plein de drôlerie, et en définitive plus mûr qu’il n’y paraît. Mêler super-héros et effets indésirables des médicaments, non pas en suivant les schémas classiques de l’imaginaire mais plutôt en les redessinant à rebours, il fallait y penser : une variante originale qui méritait le détour.

Héros Secondaires
S.G. Browne
Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Morgane Saysana
Couverture : Sean Habig / WIP Brands
Editions Agullo

 

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Espace lointain

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L’installation de la peur

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Bagdad, la grande évasion

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L’Organisation

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