Elle est suédoise, elle écrivait de la poésie dans les années trente, elle figure au panthéon des écrivaines oubliées d’Éric Dussert (Cachées par la forêt, 138 femmes de lettres oubliées, aux éditions de la Table Ronde), elle commence enfin, avec Kallocaïne, à trouver aux côtés d’auteurs comme Zamiatine, Orwell et Huxley, une juste place dans l’histoire des dystopies. Kallocaïne, publié en langue originale à la fin de l’année 1940, était paru en France dans une traduction de Gert de Mautort et Marguerite Gay en 1947 aux éditions Fortuny avant d’être réédité chez Orea en 1968, puis chez Ombres en 1988. Une seconde traduction, commandée à Léo Dhayer par les Moutons Electriques, a permis à ce roman d’être disponible à format et à prix « poche » en 2016 : une initiative plébiscitée par le lectorat puisque cette version en collection Hélios, qui ressort sous une nouvelle couverture, a déjà bénéficié de plusieurs tirages.
« À présent, conclus-je, on ne peut qu’espérer la promulgation d’une loi nouvelle, qui irait plus loin que ce que le monde a connu jusqu’ici : des dispositions réprimant les pensées et les sentiments hostiles à l’État. Peut-être faudra-t-il attendre quelque temps, mais je suis sûr qu’on y viendra. »
Le roman se déroule dans un futur proche, du moins dans un futur proche tel qu’on pouvait l’imaginer dans les années quarante, c’est-à-dire un monde fortement inspiré par ce qu’était l’URSS où Karin Boye, qui y avait voyagé en 1928, avait déjà éprouvé quelques désillusions. Dans ce futur urbain, surveillé, censuré, où il n’est possible ni d’exprimer ses désaccords – sous peine d’être obligé de faire en public amende honorable, ce qui fait penser non seulement aux procès soviétiques, mais aussi à ce que sont en train de devenir nos pays démocratiques avec leur prétendue liberté de parole – ni même de nourrir simplement l’idée d’un désaccord. Le narrateur Léo Kall, chimiste particulièrement zélé, met au point le sérum de vérité absolu : constamment efficace, actif en quelques minutes, ne laissant derrière lui qu’une vague désorientation passagère, il n’est pas même perfide : la personne interrogée garde une pleine et entière mémoire de ce qu’elle a révélé. Dans un monde où il est vertueux de surveiller son prochain, et où, par exemple, il est accepté de tous – qui s’insurgerait d’une chose aussi naturelle ? – que les nounous fassent à intervalles réguliers des rapports sur les couples dont elles gardent les enfants, cette nouvelle substance constitue une avancée majeure. Nul, désormais, ne peut plus cacher ses secrets.
« Il est vrai que tout semblait nous pousser en direction du Service : les discours, les films, les débats. Encore et toujours le Sacrifice Volontaire ! Quand on regardait son voisin, on ne voyait plus un être de chair et de sang. Transfigurés, illuminés de l’intérieur, nous étions semblables à des dieux. »
Les implications de l’usage de la Kallocaïne, on s’en doute, sont absolument sans limites. Ainsi commence-ton par la tester en demandant à des cobayes – des individus recrutés par le Service du Sacrifice Volontaire – de persuader leurs épouses qu’ils s’apprêtent à trahir. La plupart des épouses les dénoncent, d’autres s’en abstiennent. Ces dernières, Kallocaïne aidant, finissent par avouer. Et bien entendu la police, même s’il s’agissait d’une simple expérience, décide qu’elles sont authentiquement coupables. Et lorsque l’on mêle authentiques coupables et sujets témoins pour poursuivre les tests, il se trouve que les faux coupables ont tous, ou presque, quelque chose à se reprocher. On s’en doute, le pouvoir ne peut que se lécher les babines. Idéologie totalitaire ou révolutionnaire, guillotine ou goulag, peu importe : un monde où tout le monde est coupable est un monde idéal. En d’autres termes, rien d’autre que le meilleur des mondes.
« Un être humain ! lançai-je d’un ton méprisant. Quelle sacrée mystique on a pu bâtir autour de ces mots ! »
Ce que fait le narrateur en inventant un sérum de vérité, c’est ôter à l’homme son jardin secret, son dernier pré carré, c’est livrer l’être humain en pâture au système étatique et policier, c’est ouvrir l’esprit de chacun aux sicaires de la dictature. On ne s’y trompera pas : si Leo Kall baptise la substance à partir de son propre nom, on remarquera que Kallocaïne est, à une lettre près, l’exact anagramme de Leo Kall Caïn : celui qui trahit, qui vend l’homme aux autres hommes, le traître emblématique, absolu universel. Et pourtant, rien de foncièrement antipathique dans cet individu animé par le désir de bien faire, rien que de très banal dans ce narrateur qui embraye systématiquement sur le politiquement correct, qui ânonne de manière pratiquement sous-corticale une vertu définie par d’autres, et qui ne demande, au fond de lui-même, qu’à être utile à la société. Un individu à qui il apparaitra vertueux de dénoncer son semblable, mais qui n’aura jamais l’intelligence de comprendre que ce qu’il croit vertueux n’est autre qu’abominable, et qu’en tant qu’être humain il fait sans le savoir, lui aussi, partie des ennemis de l’État.
« Ce qui ne fait pas l’ombre d’un doute, c’est que le dernier vestige de notre vie privée disparaîtrait. – Eh bien, ce ne serait pas un mail, lançai-je gaiement. La collectivité pourrait ainsi investir l’ultime recoin où des tendances asociales pouvaient se tapir. De mon point de vue, cela signifie simplement l’avènement de la communauté intégrale. »
On trouve à mi-roman un dialogue où deux protagonistes s’opposent au sujet de la finalité des règlements et des lois. L’un pense, avec une grande naïveté, que cette finalité est de protéger les individus. Le voilà bientôt détrompé : règlements et lois ne sont là que pour protéger l’État. Un État dont la seule et unique fonction semble être de perdurer, et qui n’a pour ses citoyens pas la plus petite once de considération. Logements exigus et médiocres, rationnement alimentaire croissant, interdiction de communiquer avec les villes voisines, et même avec d’autres individus en l’absence de témoins : la contre-utopie bat son plein. Mais, s’obstine à penser le narrateur, tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes.
« Un individu déficient, tant sur le plan physique que mental, dont l’existence n’apportait rien à l’État, ne pouvait s’attendre à être laissé en vie sous prétexte qu’il n’aurait jamais l’opportunité de causer de tort à quiconque. D’un autre côté, il convenait de prendre en compte les nécessités démographiques, et au pire d’épargner un matériel défectueux s’il s’avérait nécessaire pour le bien commun de conserver sa force de travail. »
La fin sera féroce, inattendue, et ne laissera pas au lecteur beaucoup d’espoir. Narré sur un ton à la fois classique et fluide, excellemment mis en français par Léo Dhayer (responsable par ailleurs, via l’association Flatland, https://novelliste.redux.online/d’un important travail de redécouverte littéraire), Kallocaïne, par son atmosphère dominée par l’étouffement de la personnalité et la surveillance volontaire, par ses choix narratifs astucieux, par sa concision et son juste dosage – pas plus de trois cents pages – mérite de figurer dans l’histoire du genre. Complété par une bibliographie de l’auteur et par une intéressante postface de Léo Dhayer, Kallocaïne – qui, comme tous les classiques de la contre-utopie trouve dans notre présent d’indéniables échos – bénéficiera sans aucun doute de nombreuses réimpressions dans les années ou dans les décennies à venir.
Kallocaïne
Karin Boye
Traduit du suédois par Léo Dhayer
Couverture de Melchior Ascaride
Collection Hélios, éditions Les Moutons électriques