« Les frontières de notre monde ne s’étirent pas quelque part au loin, elles ne s’étendent pas sur l’horizon ni dans les abysses ; elles brillent tout près, vagues lueurs dans le clair-obscur de notre environnement immédiat ; et, sans nous en rendre compte, sans cesse nous percevons un autre monde du coin de l’œil. »
Que Prague soit une cité riche, baroque, pleine d’Histoire et d’histoires, que Prague, avec ou sans golem, ait depuis longtemps pris une belle place dans la littérature, que cette ville soit devenue un terreau fertile pour l’imaginaire, voilà qui n’est guère discutable. Mais ce n’était sans doute pas suffisant encore pour l’écrivain tchèque Michal Ajvaz, qui a décidé de lui dédier une ode nouvelle, un éloge romanesque tissé de songes, d’aventures et de splendeur.
« Vous n’avez pas même idée que la terreur qui vous prend à la périphérie de votre ville est en réalité le signe avant-coureur des délices du retour, que la disparition dans la jungle des confins est en réalité une renaissance radieuse. »
Un pari fou que cette autre Prague, entre rêve et menace, entre promesse et angoisse, entre exploration et délire. Qu’en est-il réellement de cette odyssée ? « Dans une librairie de Prague, un homme trouve un livre écrit dans un alphabet inconnu et l’emporte chez lui ; bientôt l’ouvrage lui ouvre les portes d’un univers magique et dangereux. À mesure qu’il s’enfonce dans les méandres de cette autre ville, il découvre des cérémonies baroques, des coutumes étranges et des créatures fascinantes ; derrière la paisible Prague des touristes, des cafés se muent en jungles, des passages secrets s’ouvrent sous les pieds et des vagues viennent s’échouer sur les draps… » Pour une fois, la quatrième de couverture n’est pas mensongère. À peine l’ouvrage ouvert, à peine les premières pages lues, le lecteur aventureux, déjà séduit, comprend que les promesses seront tenues. Puis réalise que l’ouvrage est prêt à lui offrir bien plus encore.
« … vos constructions ne sont que des tentatives avortées de ressusciter des temples et des palais dorés dont les formes reposent comme un souvenir sombre et oppressant au fond de votre mémoire »
Il est, de toute évidence, impossible de rendre compte de la richesse d’un volume qui, malgré son format relativement court (un peu plus de deux cents pages) pourrait être défini comme un festival d’images. Un carrousel de descriptions tour à tour baroques, gothiques, médiévales, surréalistes, hypnotiques, oniriques, poétiques, toutes plus magnifiques, plus réussies les unes que les autres. Un sens de l’image qui va se glisser jusque dans le titre d’un très bel apocryphe, le « Traité des phares des trains de nuit se reflétant dans les vitrines des bibliothèques », et qui a pour corollaire une inventivité rare et un sens de la mise en scène permettant de développer à l’impromptu, dans les impasses et les culs-de-sacs, dans les interstices et les recoins les plus saugrenus, d’impensables merveilles.
(« …) peut-être ces marches menaient-elles à un sanctuaire secret et étaient-elles censées rappeler aux visiteurs que l’ascension vers toute divinité est en même temps une chute perpétuelle vers les abîmes. »
Ainsi la ville – l’autre ville – devient-elle à chaque chapitre plus dense et paradoxalement plus lointaine, plus prégnante et paradoxalement toujours aussi inaccessible. Difficile pour le narrateur d’atteindre un objectif vers lequel il tend tout en craignant secrètement de l’atteindre. Difficile de gagner cette autre ville qui partout l’invite et partout se dérobe. Qui lui propose douceurs et merveilles mais se laisse également percevoir comme une sourde menace. Difficile encore, tout au long de cette déambulation aventureuse, ou dans cette aventure mêlée de contemplation, de savoir ce que veut réellement de lui cette jeune fille – l’aider à gagner l’autre ville ou l’attirer dans un traquenard fatal – difficile de comprendre qui est ce personnage récurrent nommé Dargouz et quels sont ses liens avec l’autre cité. Quant aux personnages secondaires ayant eux aussi deviné l’existence de cet urbanisme parallèle, ils ne l’évoquent qu’à mi-mot, fuient son souvenir, se murent dans le silence – quand ils ne sont pas happés par un mystérieux tramway de marbre vert.
« Il sait diriger son navire grâce aux constellations et aux ornementations de stuc poussiéreuses qui décorent les façades des immeubles. »
Si la musique poétique de Michal Ajvaz se prête aux tableaux, aux miniatures, aux images, aux déploiements subits de halls, d’antichambres, de paysages dans des recoins en apparence congrus, elle apparaît également propice à l’effacement progressif des frontières, au lent délitement de tout ce qui ressemble à des lignes de démarcation, des limites, des frontières. Peut-être l’écriture foisonnante de Michel Ajvaz n’est-elle rien d’autre qu’une lisière, une surface perméable et fractale entre éveil et songe, entre effrois et merveilles, entre réel et fiction. Entre Prague la merveilleuse et l’autre ville, son reflet indéfinissable, son revers, son contraire. Un ballet où tout se fond et fusionne, où tout se retire et se rapproche, où tout finit par se mêler en d’autres reflets. C’est ainsi qu’après une bibliothèque luxuriante, une jungle impossible, un urbanisme fou, d’autres frontières encore s’abolissent. Là où un navire erre dans une bibliothèque, n’allons pas croire, fort trivialement, que Prague puisse être devenue comme Venise une simple cité lacustre. La réalité – l’irréalité – est plus complexe et plus fine. Que le héros affronte un requin sur le toit d’une église, que des pieuvres escaladent les façades des bâtisses anciennes, voilà qui apparaît comme quelque chose de plus fantastique, mais aussi de plus naturel, qu’une simple montée des eaux.
« Le bibliothécaire embrasse sa fille, part en expédition dans les entrailles de la bibliothèque, tout le monde le regarde fixement, il se retourne une dernière fois dans un coude du couloir, fait un signe de la main puis disparaît derrière les rayonnages, et plus personne n’entend jamais parler de lui. »
Il est malaisé de trouver un équivalent littéraire à Michel Ajvaz qui, en dépit d’une écriture simple et limpide, ou peut-être grâce à elle, possède une voix, une plume toutes particulières. Sans pouvoir rapprocher Ajvaz trop étroitement d’autres auteurs, la lecture de l’ « Autre ville » fait par moments penser aux touches de magie qui se dégagent, ici et là, d’œuvres d’auteurs comme autrefois Marcel Brion, ou, plus récemment, Jacques Abeille ou Stephen Millhauser. A rebours des courants commerciaux, des tendances éditoriales, de cette vaste entreprise de production industrielle et sans âme qu’est hélas bien souvent devenue la «fantasy » anglo-saxonne, « L’Autre ville » sidère, séduit, subjugue. Tout en finesse, tout en poésie, « L’Autre ville » permet de redécouvrir la fantaisie, la vraie, au sens européen du terme. Une très belle publication, peut-être la plus belle à ce jour, pour les éditions Mirobole qui pourtant n’hésitent pas à s’éloigner des sentiers battus et ont déjà de jolis succès à leur actif. Mais aussi une parution qui devrait faire date. « L’Autre ville » apparaît en effet comme un de ces livres rares, réellement somptueux, dont les qualités indiscutables viennent enrichir non seulement les littératures de l’imaginaire, mais aussi la littérature tout court. Un de ces ouvrages dont les passeurs et les connaisseurs se murmureront bientôt le nom, un des ces ouvrages que bibliophiles et lettrés se transmettront bientôt de la main à la main.
L’Autre ville
Michal Ajvaz
Traduction de Benoît Meunier
Couverture : Alice Guenaud
Editions Mirobole L
es éditions Mirobole sur eMaginarock :
La chronique des « Furies de Boras » d’Anders Fager : http://www.emaginarock.fr/les-furies-de-boras-anders-fager/
La chronique de « Je suis la reine et autres histoires inquiétantes » d’Anna Starobinets : http://www.emaginarock.fr/je-suis-la-reine-et-autres-histoires-inquietantes-anna-starobinets/
La chronique de « L’Assassinat d’Hicabi Bey » d’Albert Caniguz http://www.emaginarock.fr/lassassinat-dhicaby-bey-alper-caniguz/
La chronique de « Comment j’ai cuisiné mon père, ma mère, et retrouvé l’amour » de S. G. Browne : http://www.emaginarock.fr/comment-jai-cuisine-mon-pere-ma-mere-et-retrouve-lamour-s-g-browne/
La chronique de « Noir septembre » d’Inger Wolf : http://www.emaginarock.fr/noir-septembre-inger-wolf-2/