Dans l’espace intersidéral, les membres d’équipage du vaisseau spatial l’Intrépide mènent une vie exaltante : combats héroïques, découvertes d’autres intelligences, explorations, fabuleuses. Mais toute médaille a ses revers : les plus affûtés d’entre eux découvrent bientôt que si leurs supérieurs semblent s’en tirer à chaque fois de justesse, les hommes du rang, eux, y laissent des leurs à chaque péripétie. On ne se fait pas de vieux os parmi leurs troupes, et le taux de rotation des nouvelles recrues, venues remplacer leurs camarades tombés au champ d’honneur, est à proprement parler incroyable.
D’autres répétitions, d’autres coïncidences, d’autres scènes bien trop théâtrales viennent leur mettre la puce à l’oreille. Rien de tout cela n’est humainement, statistiquement, et encore moins scientifiquement possible. Peu à peu, une hypothèse ébouriffante prend forme : ils ne sont que des personnages secondaires destinés à servir de faire-valoir aux véritables héros d’une série de science-fiction à la fois culte et ringarde. Une telle découverte génère, bien entendu des comportements atypiques : si le scénario dit que l’équipe doit revenir décimée, autant liquider les autres soi-même pour s’assurer de faire partie des survivants.
On l’aura compris : John Scalzi se fait un plaisir de pasticher ce que la science-fiction a fait de plus mauvais, sous la forme de ces séries télévisées nullissimes au succès plus que retentissant. De cette ironie un peu facile à laquelle chacun s’est un jour ou l’autre laissé aller devant des scènes trop convenues, répétitives, rituelles, des clichés, John Scalzi a fait l’âme de son roman. On craint un moment que l’auteur ne se laisse aller à la facilité – pour chaque chapitre une scène stéréotypée, pour chaque discussion un dialogue idiot, mais archétypal – mais il va un peu plus loin : une fois la réalité découverte, nos valeureux soldats, qui n’ont pas envie de mourir à leur tour sous prétexte que cela fait partie du scénario, cherchent à s’en sortir malgré tout. Même si, comme le prétend l’un d’entre eux, « Nul ne peut échapper à son destin. Si la Narration existe – or ni vous ni moi n’en doutons – alors nous sommes en définitive privés de notre libre arbitre. »
Une seule solution devrait leur permettre de s’en tirer : retourner en arrière, aux environs du vingtième siècle, à l’époque où leurs aventures idiotes ont été écrites. Dans le monde réel – les astrophysiciens, l’ont maintes fois souligné – il pourrait être possible de voyager dans le temps, mais il faudrait pour cela passer par un trou noir ; or, personne n’y survivrait. Dans le monde des redshirts, toutefois, la parade est facile à trouver : se précipiter dans un trou noir avec, à bord de la navette spatiale, un personnage essentiel à l’intrigue, un anti-redshirt, un de ceux qui ne peuvent pas mourir.
Redshirt vient donc s’inscrire dans une tradition et un thème littéraires : celui des personnages traversant la frontière de la fiction et s’en allant à la rencontre de leurs créateurs. L’astuce de John Scalzi est de ne pas traiter ce thème de manière classique, mais d’intriquer à la fois la fiction littéraire (le scénario), la fiction cinématographique (la série télévisée) et les idées que les uns et les autres peuvent se faire du réel.
Le traitement se fait sur un mode léger, humoristique, une recherche farfelue des principes et des trames possibles du réel, une sorte de mélange entre Philip K. Dick et Fredric Brown. Si les premiers chapitres sont desservis par un humour de collégien très au-dessous de la ceinture, ce travers s’atténue par la suite, même si l’on regrette qu’une écriture assez superficielle, essentiellement à base de dialogues, ne permette jamais au roman, souvent amusant, d’atteindre l’intensité qu’il aurait pu avoir.
L’auteur vient compléter son roman avec trois codas distincts concernant l’impact de l’aventure des redshirts sur leurs homologues du monde réel : le premier met en scène le fils du producteur, éphémère acteur de la série dont nous ne dirons rien pour ne pas gâcher le plaisir du lecteur ; le second concerne le scénariste, souffrant désormais du syndrome de la page blanche à l’idée d’envoyer des personnages existant réellement à la mort ; le troisième est consacré à l’actrice ayant servi de modèle à l’épouse rapidement défunte d’un redshirt, qui ne la reverra jamais. Trois récits mettant en avant l’humanité des personnages et venant nous rappeler que, parmi tous ces univers de fiction, le monde réel existe également.
Redshirts
John Scalzi
Traduit de l’anglais par Mikael Cabon
Couverture : Leraf
Editions l’Atalante