A Sequana, dans un passé alternatif, science et magie ont évolué de concert. On y connaît une certaine technologie, et, même si électricité et réfrigérateurs évoquent notre présent, bien des machines, comme les automates ou les chapeaux mécaniques, relèvent encore du monde steampunk ou néo-victorien. Mais la magie, elle-même souvent associée aux machines, est en train de céder du terrain : car si Sequana était autrefois un refuge pour les Féeriques, le souverain Oberon III a décidé d’en finir avec le surnaturel et d’expurger la ville de ces créatures.
C’est dans ce contexte que Beauregard, Ingénieur-Mage employé au Ministère des Affaires Etranges, essaye de sauver ce qui peut encore l’être. Non content d’abriter dans son hôtel particulier des entités pas tout à fait humaines, il va recourir aux services de Jeanne, une jeune fille qu’il croit d’abord être une Féerique. Mais si elle ne dispose pas de la vaste gamme des pouvoirs de ce peuple, elle se révèle néanmoins télépathe, un avantage certain dans l’enquête particulièrement mouvementée qui les attend.
Tour à tour humoristique, violente, érotique, sensuelle, paillarde, cruelle, angoissante ou poétique, l’enquête menée tambour battant par Jeanne et Beauregard, qui fait incidemment rencontrer des personnages véritables tels que Gustave Doré ou Polidori, réserve bien des surprises. Conversations avec les morts, entretien galant avec une créature légèrement plus fatale que les femmes du même nom, poursuites sur les toits, automates sentimentaux, affrontements avec une abomination nommée le Parasite et ses déclinaisons horrifiques – nulle once d’ennui ne pointe à travers ces trente et un chapitres.
Une trentaine de chapitres, donc, pour ce roman dont le véritable morceau de bravoure est sans conteste constitué par le seizième, une brève séance de médecine légale dont l’originalité stupéfie. Détournant la classique image de l’assassin imprimée dans l’œil de sa victime, Hervé Jubert imagine les derniers sons entendus par cette dernière enfermés dans ses cavités intérieures. C’est ainsi que nos enquêteurs, à l’aide de cornets acoustiques, s’en vont écouter les bribes d’une conversation ultime dans la plèvre, l’estomac ou les intestins du macchabée : quelques pages qui auraient pu être morbides mais qui se révèlent si joliment écrites, avec légèreté et sans aucune complaisance macabre, qu’elle bluffent littéralement le lecteur.
Il faut dire aussi que ce roman est soutenu par une profusion de détails, d’inventions, de trouvailles. L’on rencontre ainsi des auteurs réels (Collin de Plancy) ou fictifs, des excentricités culinaires (les lamproies à la Cicéron), mobilières (le billard à huit pieds), littéraires (une étrange source d’inspiration d’Edgar Poe), à travers mille et une remarques, dans le texte ou dans ses marges. Car « Magies secrètes », c’est aussi, outre un « Annuaire de Sequana, sélection des meilleurs magasins, ateliers, hôtels, restaurants, cafés etc. » proposé en annexe, un festival de notes de bas de page – plus d’une centaine – souvent humoristiques et surprenantes, et la plupart du temps bienvenues. C’est en partie grâce à elles que l’auteur assume pleinement son refus de la « fantasy » industrielle à stéréotypes, en brossant une véritable « fantaisie » au sens français du terme, une fantaisie à la fois inventive, riche et baroque.
Mais si Hervé Jubert parvient à ce résultat, c’est aussi – et surtout – grâce à l’inestimable apport d’une héroïne que l’on aurait tort de négliger, à savoir la ville de Sequana elle-même. Son hôpital des Quinze-Vingts, son Pont-Neuf et son île originelle, parmi d’autres détails, la désignent clairement comme un avatar baroque de Paris, mais un Paris uchronique, fantasmé, vu à travers le prisme de la magie, et fusionné avec des éléments, des splendeurs, des bizarreries d’autres villes européennes. Une ville en proie à une folie festive façon belle-époque, que l’auteur nous fait découvrir à travers ses bouges, musées, boutiques, salons et autres lieux d’intérêt.
« Labrunie était un poète. Un vrai. Il travaillait à un tableau du Sequana féerique. Quelque chose d’absolu, d’énorme, où le verbe se ferait chair et où la chair aurait des aspects inconnus sous nos latitudes », écrit l’auteur. Hervé Jubert et le poète Labrunie, même combat ? La chose apparaît vraisemblable. Car, en méditant le soin avec lequel ont été fignolés le cadre et la toile de fond, on ne peut se défaire de l’idée qu’Hervé Jubert a prémédité quelque surprise, et d’ores et déjà fomenté d’autres péripéties destinées à se dérouler dans la cité magique et théâtrale de Sequana. Si tel est le cas, on s’y laissera volontiers entraîner.
En attendant, le lecteur curieux pourra visiter le site consacré à Sequana http://lesmysteresdesequana.wordpress.com/
Hervé Jubert
Magies secrètes
Couverture : Benjamin Carré
Collection Pandore
Editions Le Pré aux Clercs
16 euros