Ted Chiang est un auteur à part. Tout d’abord, il n’écrit que des nouvelles. Et il en écrit peu. En cela, il n’y a rien de remarquable, si ce n’est qu’il collecte la plupart des prix du genre. Les Locus et les Hugo pleuvent littéralement sur son œuvre. Voilà ce qui fait de lui l’auteur le plus primé du genre. Après La Tour de Babylone, son premier recueil, il nous revient avec neuf nouvelles dans Expiration. Préparez-vous donc à une expérience de lecture peu ordinaire.
Les neuf histoires qui constituent ce livre brillent à la fois par leur originalité et leur universalité. Des questions ancestrales – l’homme dispose-t-il d’un libre arbitre ? sinon, que peut-il faire de sa vie ? – sont abordées sous un angle radicalement nouveau.
Ted Chiang pousse à l’extrême la logique, la morale et jusqu’aux lois de la physique pour créer des mondes inédits dans lesquels les machines en disent long sur notre humanité.
Auréolé d’un immense succès critique et commercial aux États-Unis, Expiration est en cours de publication dans vingt et un pays, installant définitivement son auteur parmi les écrivains américains les plus importants.
C’est dans une ambiance des milles et une nuit que Le marchand et la porte de l’alchimiste nous immerge. Sur le ton du conte et à la cour du Sultan de Bagdad, un marchand nous parle d’une porte peu ordinaire puisqu’elle permet de voyager dans le temps. Taquin, l’homme essayera toujours de jouer avec les paradoxes temporels, mais est-ce son destin ou l’absence de libre arbitre qui viendra toujours contrer ses tentatives ? Sur ce même thème, Ce qu’on attend de nous, le plus court texte de ce recueil, nous présente un objet qui va transformer radicalement la relation de l’homme à sa liberté.
Expiration, la nouvelle éponyme de ce recueil, est un texte troublant. Dans un langage typiquement humain, nous y suivons les recherches d’un être qui ne l’est pas et qui cherche à comprendre le secret de sa mémoire. Transposé dans notre ressenti propre, ce texte porte toutes les questions de la transmission et du rapport à la mortalité des êtres pensants. Une superbe réalisation. Toujours sur le thème de la transmission, La vérité du fait, la vérité de l’émotion confronte deux approches de la conservation de la mémoire, l’une par l’écriture et l’autre par un programme qui enregistre tous les actes des individus. Quelle vérité est la plus complète ? Celle qui porte des sensations subjectives ou celle qui n’est qu’objective ?
La nurse automatique brevetée de Dacey est une nouvelle amusante avec un petit goût de steampunk bien agréable. Vous souvenez-vous de ces histoires d’enfants sauvages élevés par des animaux ? Imaginez ce que cela donnerait si vous remplacez les animaux par des robots. En parlant d’animaux, Le grand silence nous restitue la voix d’une créature terrestre qui s’étonne que l’homme dirige ses antennes vers l’espace pour trouver une vie intelligente alors qu’il a déjà tout sur place. De même, nous découvrons les tourments d’une archéologue croyante dans Omphalos. Elle suit une exposition itinérante qui justifie le créationnisme, mais en elle c’est la lutte entre sa foi avec le besoin de montrer la vérité au plus grand nombre et la science avec la nécessité de préserver ses artefacts pour les étudier plus encore.
Plus encore, pour l’archéologue chrétienne, il se pose la question que Spinoza a traitée, à savoir le fait de Dieu et du déterminisme d’où la résurgence du libre arbitre. C’est ce thème qui est repris dans L’angoisse est le vertige de la liberté. Ce titre peut vous sembler bien hermétique, mais il suffit de plonger dans cette remarquable nouvelle pour en comprendre le sens. Si la recherche quantique permettait de créer des prismes capables de vous permettre d’échanger avec vos autres moi, ceux qui ont effectué un autre choix que le vôtre et qui peuvent vous en communiquer les résultats depuis leur univers parallèle ? Source de frustration, de doute, de névrose ce possible recours pourrait bien vous faire regretter définitivement votre libre arbitre.
Enfin, avec Le cycle de vie des objets logiciels, le texte le plus long de ce recueil, nous touchons au sublime. En effet, imaginez les Tamagotchis™ des années 80 qu’on se mettrait à éduquer, faire parler et équiperait d’une intelligence artificielle. Imaginez un monde virtuel type Second Life™ où les humains rencontreraient d’autres humains et ces IA. Au final, c’est une représentation complète de la montée en maturité d’IA confrontées à la dure réalité de l’économie. Mais ce n’est qu’une facette de cette claque littéraire qui est, à mon sens, la meilleure nouvelle de l’année.
Il convient, une fois n’est pas coutume, de rendre hommage à Théophile Sersiron, le traducteur de ces textes. Souvent ignorée, la traduction est un acte essentiel pour une œuvre. Ne pas trahir les mots et leur sens, restituer le contexte lexical, est d’une importance vitale pour porter la voix de l’auteur. Et quand un recueil comme Expiration arrive à vous toucher, alors ce travail a été réussi. Merci à ce traducteur, et merci à tous les traducteurs qui nous permettent de partager la force d’un texte, d’une œuvre.
La sensibilité des mots, la pertinence de la vision de Ted Chiang ne peut que toucher le lecteur. Son imaginaire est tellement éloigné de l’écriture des autres auteurs. Il donne sa voix à des êtres et des objets par lesquels nous n’aurions pas imaginé qu’ils puissent être les médias de nos propres sentiments ou questionnements. Son œuvre est unique, durablement unique car tout en se détachant de tout réel, il nous y plonge avec une prégnance d’une intensité incroyable. Un auteur, une œuvre de référence.