Le premier texte, « Ceux qui restent et ceux qui luttent » décrit la magnifique cité utopique d’Um-Helat, où tout semble aller pour le mieux dans le meilleur des mondes. À ceci près que certains ont le malheur d’apprendre que ce n’est pas le cas partout, et que la société leur réserve un sort peu enviable, car “ Les Um-helatiens sont assez cultivés pour savoir ce qu’il faut faire afin de rendre le monde meilleur et assez pragmatiques pour le faire réellement.” Une dystopie qui fait frémir.
Toujours urbain, mais plus contemporain « Grandeur naissante » met en scène un loser et street artiste peignant sur les surface planes, visibles seulement depuis le ciel, d’immenses bouches par lesquelles, lui explique un mystérieux gourou, la cité se met à respirer. Il n’y a qu’à tendre l’oreille pour percevoir le bruit de cette respiration. La cité comme entité vivante, le loser transformé en démiurge, en sauveur, des péripéties fantastiques imagées, une très belle vision poétique de la ville. On pourra en rapprocher, toujours dans le registre de l’urban-fantasy , « Les Berges de la Lex », une nouvelle entre Neil Gaiman et Tim Burton, avec la mort qui se promène à travers New York, ville mi réelle mi poétique, comme dans un film d’animation, avec cette légère touche mêlée de merveille, d’effroi et de morbide qu’on souvent les contes. On retrouve d’ailleurs New York dans « Probabilités non nulles », qui décrit un territoire urbain où se met à survenir, à tous les coins de rue, ce qui selon les lois du hasard ne devrait pas arriver. Chance ou malchance, destin ou fatalité, la multiplication locale de ces occurrences improbables interroge, perturbe, épouvante, émerveille, et parfois amuse. Un postulat intéressant, mais dont l’auteur ne parvient pas à tirer un véritable récit. Nouvelle aventure urbaine encore avec « MétrO », où une narratrice oscillant au bord de la folie attend en vain une rame de métro, puis en voit d’autres qui ont cessé de circuler, qui n’ont jamais existé, et finit par emprunter l’une d’entre elles.
Dans la « La Sorcière de la terre rouge », N.K. Jemisin aborde la ségrégation raciale étasunienne et l’évolution des droits civiques des personnes de couleur vue sous l’angle d’un destin individuel teinté par la magie. Un récit lumineux, un peu trop ostensiblement didactique, mais qui néanmoins atteint son but. Message racial et politiquement correct encore, sans finesse excessive, avec « La Machine à effluents ». La nouvelle laisse une impression étrange, ici une sorte de défi, mais dans le registre du steampunk. L’ambiance est là, les péripéties font très pulp dans les ambiances lourdes de la Nouvelle Orléans, sur fond de découvertes scientifiques et de machines de guerre avec en arrière-fond l’indépendance d’Haïti … mais plus qu’une véritable nouvelle, cela donne l’impression d’être un chapitre de roman, de ceux que l’on publiait autrefois en feuilleton dans les revues. Belles intentions également avec « Major de promotion » véhiculant un message sur l’altérité et la différence, la volonté d’une enfant de sortir des sentiers tracés à l’avance par les carcans sociaux.
Il y a à l’évidence chez N.K Jemisin une volonté de s’essayer à tous les genres. Après le steampunk de « La Machine à effluents », le biocyberpunk dans « La fille de Troie ». Luttes entre entités de lignes de code cannibalisant d’autres entités, certaines d’entre elles étant capables de passer dans la voie organique. L’auteur donne l’impression de vouloir en faire trop, de chercher une densité à la William Gibson, mais sans homogénéité véritable : un texte qui s’oublie assez vite. Une note de cyber également, et surtout de mondes alternatifs, avec « Trop d’hiers, manque de demains » dont les personnages sont distribués dans des univers virtuels à la topographie monotone et qui se réinitialisent sans cesse.
On le sait : les thèmes de la contamination ou de remplacement par d’autres entités sont des classiques du genre. Plusieurs récits de ce « Lumières noires » l’abordent par des facettes différentes : « Le Remplaçant du conteur » apparaît ainsi comme un conte de fées, ou plus exactement de dragons, traité sur un mode insidieusement horrifique ; « Les épouses du ciel » traite du thème sur un mode à la fois scientifique et mystique ; « Les évaluateurs » apparaît comme une belle variante, elle aussi, du remplacement terriblement insidieux par des extra-terrestres ; enfin, dans « Vigilambule », des archontes immortels passent d’un corps à l’autre, laminant les personnalités existantes – mais il pourrait être possible d’en finir avec ces injustices.
Il est toujours difficile pour un auteur de ne pas écrire un jour ou l’autre sur l’écriture. « Hénosis » hallucine un futur où les vainqueurs de prix littéraires sont sacrifiés sur l’autel la gloire, vainqueurs dont les reliques anatomiques sont ensuite distribuées sur les hauts lieux de la littérature. On devine derrière ce texte un défi littéraire, peut-être un pari d’étudiant – ou comment mettre en scène une idée à la fois macabre et surréaliste. C’est joliment fait, mais cela ne suffit pas à donner un récit abouti.
Plus marquant, « Nuages dragons » oscille entre poésie et science-fiction : des hommes descendus du ciel, dans un monde futur où la pollution a fait migrer l’humanité dans des anneaux stellaires et a pollué la terre à tel point que le ciel y a changé de couleur, cherchent à rendre au firmament sa teinte bleue depuis longtemps perdue. Mais même animés des meilleures intentions, ceux qui ont déjà dévasté la terre pourraient bien avoir encore une action.
« La danseuse de l’ascenseur » raconte un épisode de la vie d’un vigile installé derrière ses caméras, par lesquelles il observe avec ravissement, et même avec fascination, une passagère d’ascenseur qui, lorsqu’elle est seule dans la cabine, se met à y danser. Mais il ne parvient pas à la trouver dans le monde réel. En quelques pages très poétiques, un fragment d’existence montrant en filigrane un monde coercitif dans lequel un individu tel que le vigile est contraint de vivre avec une épouse assignée par le gouvernement, un monde où un gouvernement religieux entrecoupe les programmes télévisés de pauses « prière-publicité », un monde où un gouvernement explique, avec des argument imparables façon théologie, et dans des camps que l’on devine de rééducation, ce qui est réel et ce qui ne l’est pas.
On ne dévoilera rien de « L’alchimista » ni de « Cuisine des Mémoires » : entre fantastique pur et contes de fées culinaires, deux nouvelle d’anthologie, toutes deux achevées, toutes deux mémorables, et deux morceaux de choix. Le recueil se clôt enfin sur une très belle novella, « Pécheurs, saints, spectres et dragons – la cité engloutie sous les eaux immobiles », ambiance Louisiane après les intempéries : un looser, une vieille dame, sur les toits, une barge échouée contre un autobus immergé, l’ouragan personnifié, une créature mi lézard ailé mi-dragon, une entité colossale sous les flots. Un magnifique récit que n’aurait pas renié Lucius Shepard.
On pourra faire un reproche à ce recueil : beaucoup de ces nouvelles ne sont pas de véritables nouvelles mais des « tranches de vie » destinées à mettre en scène un arrière-fond, à présenter un monde, un univers, un futur. Dystopies, utopies noires, mondes alternatifs, virtualisés, transformés par les avancées de la physique, fragments de vie aigus ou chroniques, épisodes ou encore véritables moments de bascule. Le procédé est trop répétitif pour ne pas être visible – l’auteur ne s’en cache d’ailleurs nullement, expliquant dans sa préface que ceux qui ont déjà lu ses romans découvriront à travers ces nouvelles des « éléments d’intrigues ou de personnages affinés par la suite », allant même jusqu’à préciser : « Il s’agit parfois de reprises délibérées, parce que j’écris des textes “démonstration de faisabilité”, où je teste des mondes de romans potentiels. » Que certains ce ces textes, comme par exemple « Avide de pierres » ne constituent pas de véritables histoires à part entière, mais apparaissent plutôt comme des chapitres isolés est en effet plus d’une fois sensible, d’où une certaine frustration pour le lecteur. Il n’empêche : la richesse de ces mondes rend ces textes secondaires intéressants, et le nombre de nouvelles plus abouties – n’oublions pas que cette anthologie dépasse les cinq cents pages – permet à ce recueil de prendre place parmi les meilleures anthologies du moment.
On consultera avec profit la chronique du même volume par NokomisM en cliquant sur le lien suivant :
Lumières noires
N.K. Jemisin
Traduit de l’anglais (États-unis) par Michèle Charrier
Couverture : Studio J’ai Lu
Éditions j’ai Lu, collection Nouveaux millénaires