Auteur à succès, Charles noie son ennui dans l’alcool, le tabac, la bonne chère et les conquêtes faciles. Un style de vie proscrit depuis que les Lois de la Santé ont mis le pays au régime sec : travail et nourriture saine pour tous, sport obligatoire et interdiction formelle de nuire à sa santé. Mais Charles est adulé par les foules, alors on le laisse faire… jusqu’au jour où un politicien aux dents longues décide de censurer la production littéraire. Commence alors pour l’écrivain une descente aux enfers qui lui donnera à voir l’envers du décor de cette société prétendument idéale.
Les Affamés est une dystopie plutôt à originale, à la française, écrite par Silène Edgar. L’autrice de talent nous emmène aux côtés de Charles à la découverte des revers négatifs d’une société devenue une sorte de dictature basée sur l’écologie et la santé. Ou comment les belles idées peuvent finir par virer aigre.
La France des Affamés a vécu une révolution verte rétablissant une forme d’égalité entre les Hommes mais, un certain nombre d’êtres humains ont la fâcheuse tendance à vouloir s’en prendre à leurs voisins et surtout, à vouloir posséder plus que leurs voisins. Le Parti de la Santé par exemple, qui a pris le pouvoir et mis en place un statut d’Utilité qui va de 1 à 5. Parce que bon, il ne faudrait pas que les gens qui mangent du beurre malgré leur cholestérol bénéficient des mêmes avantages que les citoyens sérieusement préoccupés par leur santé, tudieu ! Suivant le métier occupé, les citoyens se voient donc classés dans l’une ou l’autre des catégories, et perçoivent plus ou moins de crédits (une forme de salaire, ou comment détourner l’idée du revenu universel).
Ces fameux crédits étant indexés sur le bulletin de santé… Adieu alcool, spaetzle, krumberkichle et quiche Lorraine, fini la petite mirabelle en fin de repas pour bien tasser tout ça, eh oui, ce qui est mauvais pour la santé coûte trop cher au commun des mortels. Bienvenue légumes à l’eau et euh… à l’eau. Premier point donc très intéressant, quelque chose que j’apprécie dans la SF, quand l’autrice ou l’auteur pousse à l’extrême une tendance de notre société actuelle. Et là, cette tendance est clairement pour moi celle du : « je ne veux pas payer pour les autres, ils n’ont qu’à retourner chez eux/faire attention/autre ». On peut comparer ça aussi aux retours au rigorisme religieux extrême et à la mortification qui ont eu lieu dans l’Histoire de l’Europe par exemple. Sauf qu’ici, plutôt que d’être un bon chrétien, il faut être un bon citoyen responsable qui prend soin de sa santé.
Et c’est donc en l’auguste compagnie de Charles que l’on découvre cet univers. Charles qui n’est plus tout jeune, auteur à succès d’Utilité maximale et qui peut tout avoir. Marié et père de deux enfants déjà grands, il a toujours entretenu une image sulfureuse, mais s’il ne se plie pas aux nouvelles recommandations et ne censure pas son livre qu’il vient de terminer, il risque de perdre son statut : les politiciens les plus extrémistes veulent bien faire comprendre que plus personne n’est intouchable.
C’est un personnage principal très intéressant : désabusé, avec au fond de lui une âme un peu révolutionnaire, il n’est pas, contrairement à d’autres qui l’entourent, prêt à tout pour garder ses privilèges. Il aime bien manger, bien boire et est épris de l’illusion de liberté que lui offre sa cage dorée, et finalement, chacune des personnes qui l’entourent attend quelque chose de lui. Chacune attend quelque chose de différent de lui. Et chacune lui met la pression, le pousse à choisir, alors que lui, au fond, a juste envie de vivre tranquille. A aucun moment du livre qui que ce soit ne se soucie de ce qu’il veut finalement vraiment, lui. A aucun moment quiconque ne lui laisse le temps de réfléchir, de se poser, se mettre au vert pour peser le pour et le contre et décider de son propre destin ; parce qu’il est extrêmement connu, que sa voix porte, que plusieurs personnes vivent littéralement à ses crochets et que leur niveau de vie dépend du sien. Des relations sincères, des personnes sur qui se reposer, il n’en a pas. On peut donc dire de lui qu’il est victime d’un succès pas forcément recherché, et qu’il s’est laissé porter par la vague par facilité. Voilà, moi, en lisant, j’avais envie de leur crier à tous : « mais fichez-lui la paix et laissez-le un peu respirer ! ».
Maiiis tout n’est pas parfait dans ce roman. Si l’univers et la psychologie du personnage principal sont intéressants, si l’écriture et fluide, j’ai eu un peu de mal à croire en une partie de l’intrigue, surtout la pseudo intrigue amoureuse et révolutionnaire qui m’a parue peu crédible. Les émotions n’ont pas franchement été au rendez-vous et la fin… je ne sais pas trop quoi en penser. J’aurais également aimé voir certains aspects de cette société abordés de façon plus complète, comme l’évolution du milieu de l’édition par exemple, vu qu’il est tout de même beaucoup question de littérature dans ce roman. On sait qu’un certain nombre de personnes ont le « droit » d’être écrivain mais on ne sait pas comment ça se passe au niveau des éditeurs, de la chaîne du livre. Quand il n’y a qu’un certain nombre de postes d’auteur attribués par le gouvernement, on peut imaginer tout un tas de métiers chamboulés, mais ma curiosité de ce point de vue là n’aura pas été satisfaite.
Il y a aussi un manque de travail sur la culture contemporaine des personnages, qui semblent ne connaître – à l’exception des quelques romans écrits par le peu de personnages/auteurs mentionnés – que des artistes antérieurs voire bien antérieurs aux années 2010. En matière de musique, de poésie… C’est comme s’il ne s’était rien passé depuis. Et c’est un trait qui a tendance à m’agacer un peu, quand un auteur – surtout de SF – se réfère pour ses personnages à des noms et des titres qui sonnent aujourd’hui, en 2019, comme étant « de bon goût ». Je ne crois pas que l’année en laquelle se déroule Les Affamés soit mentionnée, mais Charles ayant 20 ans au moment de la révolution verte, on peut imaginer que l’intrigue prend place aux alentours des années 2050-2060 et que sa jeunesse a été baignée par les tubes des années 2010.
Je regrette vraiment ces quelques points négatifs qui jettent une ombre sur l’énorme potentiel de l’oeuvre, très intéressante par ailleurs à découvrir par son originalité et sa pertinence. Comme quoi, même quand on pense que de « bonnes personnes » ont mené avec succès une révolution, il faut toujours garder les yeux bien ouverts : ce qui semble être le meilleur des systèmes peut rapidement tourner au vinaigre sous l’impulsion de ceux qui souhaitent asservir les masses et perpétuer les inégalités. Et toute bonne intention peut être reprise, déformée, tordue jusqu’à ne plus être reconnaissable.
Mention spéciale à la préface par Pierre Bordage, qui aurait méritée d’être une postface parce que ça divulgâche pas mal.
Ma conclusion :
-Un roman qui met en scène un futur dystopique plutôt original et intéressant à découvrir
-Un personnage principal attachant, pris entre plusieurs feux et confronté à un dilemme insoluble
-Une intrigue et un univers qui auraient mérité d’être un peu plus étoffés et approfondis, un roman qui aurait aussi gagné à s’écarter de certains clichés pour une immersion plus forte du lecteur et pour entrer dans mon panthéon personnel des grands romans durablement marquants
Les Affamés
Silène Edgar
Illustration de couverture par le Studio J’ai Lu d’après Shutterstock
Éditions J’ai Lu, Nouveaux Millénaires
2019