Chez Jean Muno, on trouve des personnages de la vie de tous les jours confrontés à des hantises qui parfois ont cessé de les étonner, des hantises qui par leur récurrence ont fini par prendre place aussi bien dans le paysage extérieur que dans le paysage mental. Ainsi dans « La dame-au-chien », que le narrateur ne cesse d’apercevoir à Château Malaise et dont il finira par découvrir la véritable nature, ainsi dans « La Chaise » où cet ustensile apparaissant, de manière surréaliste (nul ne s’étonnera de la dédicace de la première nouvelle du volume peintre René Magritte), au milieu du panorama, finira par conduire un homme à sa perte, ainsi également dans « La Goule » dont le personnage fera mille fois le même sauvetage, connaîtra mille fois le même sort.
« De plus en plus rapprochées, les parois obscures nous renvoient de part et d’autre l’image de notre tête-à-tête, une image irréelle, fantomatique, baignant dans l’intimité mystérieuse d’un clair-obscur hollandais. »
Des hantises que l’on a cessé de fuir, mais d’autant plus effrayantes que l’on a compris que l’on ne saura jamais s’y soustraire, pas plus que l’on ne saura se soustraire aux paysages qui reviennent, théâtres sur lesquels viennent se rejouer sans cesse des scènes similaires. Des paysages qui peuvent également être des points de rupture, dans ces récits de rives et de passages, plages et rivages sur lesquels on revit les mêmes moments, sur lesquels on s’interroge, comme dans « Le mal du pays » avec sa digue, avec son pont sur lequel on se demande mille fois si l’on peut s’aventurer, jusqu’à un ailleurs face auquel on hésitera mille fois jusqu’à ce que, peut-être, il soit trop tard, ou encore comme ce passage, cette voie étroite qui vient clore « Les Iguanes », le tout dernier récit du volume.
« Comme nous tous, mais à un degré supérieur, elle possède des yeux exceptionnels, tantôt gris et comme voilés, tantôt d’un bleu très pur, métallique. Un beau regard, intense et froid, de nyctalope. (…) Chez elle, il ne faut même pas que la bouche s’entrouvre pour que pointent symétriquement, près des commissures, les extrémités très blanches des canines un peu longues. »
Il y a, dans ces « Histoires singulières », des récits tout aussi troubles mais contés sur un mode plus léger. Ainsi de « La Voix du sang », dont le lecteur, en découvrant le patronyme de protagonistes animés par l’altruisme et par la « soif d’autrui », saura dès les premiers paragraphes à quoi s’en tenir, et même s’il n’y prête attention sera sollicité par les mille et une allusions glissés ici et là. L’humour de Jean Muno n’est ici pas sans faire penser aux récits de son compatriote Gaston Compère, auteur de nouvelles comme « Le Cercueil Z 14 », « Les Galswinthe », « Chacun à son goût », et du roman « In Dracula memoriam ». Humour également avec « Bande dessinée », récit qui relève ouvertement de la science-fiction, laquelle y apparaît avant tout comme un prétexte à révéler, à travers une mystérieuse substance aux effets narcotiques, les faiblesses de tout un chacun. Humour encore, mais passablement noir, avec « Personne », que le lecteur sera libre de considérer comme une hantise ou un trouble psychiatrique, et dont le narrateur, récurrence encore, est confronté au retour d’un camarade d’enfance, fantôme transformant l’interrogation éternelle « être ou ne pas être » en « être et ne pas être ». Une interrogation qui est aussi celles des protagonistes du très trouble et très noir « Le médium », ou l’employé d’une veuve a pour rôle de mimer le mari défunt jusqu’à découvrir une vérité indicible.
« J’ai cherché la grande horloge des yeux. Son cadran était éteint, elle ne tournait plus sur elle-même, je ne reconnaissais plus la ville de mon enfance. Où étions-nous ? Qui étions-nous ? D’où venait-il, ce couple de voyageurs arrêtés devant une étrange cité, enfouie depuis des millénaires dans la poussière de forêts mortes ? »
Si les récits de Jean Muno ne relèvent pas du fantastique explicite, ils ne sont pas non plus de ceux qui dissimulent pour mieux surprendre. Pas ou peu de nouvelles à chute, pas de révélation, pas de ces coups de théâtre qui laissent pantois : en laissant parfois planer le doute, mais sans pour autant recourir de manière systématique à cette ambiguïté qui est l’un des traits caractéristiques du genre, l’auteur n’en dit jamais trop. Ses ambiances, ses poisons, ses cauchemars, il les distille avec lenteur, avec soin, et le lecteur, tout autant englué que les protagonistes, comprend que rien ne les empêchera de s’épandre. Un art de la narration, un art de la création d’atmosphères emblématique de ce fantastique belge à son meilleur qui fit les grandes heures de la défunte collection Marabout fantastique.
Si l’on peut s’interroger sur le fait que ce volume soit qualifié de roman en page titre, et regretter deux coquilles grevant les éléments biographiques (« qui » pour « quitte » et « cessité » pour « cécité »), on saluera une telle réédition augmentée par une intéressante postface de Thomas Vandormael. Initialement publié chez Jacques Antoine en 1979, ce recueil d’une dizaine de nouvelles, que l’on recommande fortement aux amateurs de fantastique d’atmosphère, était en effet longtemps resté indisponible avant sa reprise par Espace Nord en 2014.
Histoires singulières
Jean Muno
Espace Nord