Grish-Mère – Les Rhéteurs 2 – Isabelle Bauthian

Deuxième opus de la série Les Rhéteurs comprenant cinq tomes indépendants les uns des autres, Grish-Mère nous conduit dans une baronnie matriarcale que notre protagoniste Sylve aurait sans aucun doute préféré ne jamais découvrir… D’ailleurs, destiné à passer sa vie à Landor, il n’aurait jamais eu à quitter sa baronnie chérie si un perfide saltimbanque n’avait pas trahi sa confiance en volant une idole. Pour sauver son honneur et celui de son maître, à défaut de pouvoir retrouver sa place de factotum, Sylve décide de prendre la route de Grish-Mère où il espère bien mettre la main sur le traître et l’objet dérobé.

Malheureusement pour lui, si sa formation de factotum l’a préparé à jouer à la perfection son rôle de serviteur de luxe, ou comme il est de bon ton de dire “d’expert”, elle ne l’a pas préparé à affronter le monde extérieur… Il se trouva donc fort dépourvu quand le temps de la vraie vie fut venu ! Fini les heures passées à prendre soin d’un noble incapable de préparer son bain lui-même, fini les entraînements destinés à faire de lui un combattant hors pair, fini les longues heures à étudier des sujets aussi diversifiés que les langues, la science, l’art de la rhétorique…

Sylve se voit dorénavant entraîné dans un monde auquel il n’était pas préparé, un monde qui va venir ébranler toutes ses croyances et faire voler en éclats ses certitudes, un monde où l’hypocrisie arrivera à tromper ses facultés de factotum, un monde où les “dilués” ne sont pas traités avec mépris, un monde où les mœurs sexuelles plutôt libres se confrontent à sa morale, un monde où les mauvais coups font place aux franches trahisons… Un monde donc à des années-lumière du cocon dans lequel Sylve a vécu la grande majorité de sa vie. Vendu ou, plus politiquement correct, confié à L’École de Landor en charge de la formation des factotums dès l’enfance, Sylve a appris à devenir un expert et à servir sans jamais questionner ni juger. Serviteur, mais pas penseur, ce qu’il pensait être une qualité va vite se retourner contre lui notamment aux contacts des membres de la Guilde des Épiciers, une puissante organisation qu’il va devoir servir à son corps défendant.

Cette Guilde sera sa chance de rédemption comme sa nouvelle prison, mais ce sera surtout pour lui l’occasion de se rendre compte qu’en dehors de Landor et de ses livres, il ne connaît rien et ne maîtrise pas les codes qui lui permettraient de reprendre sa vie en main. Au contraire, il sera le jouet de personnes et de puissances dont il est quasiment impossible de saisir les objectifs. Sur ce point, Sylve et les lecteurs sont mis au même niveau puisque l’auteure arrive à brouiller les pistes, à nous embrouiller le cerveau et à, avec perte et fracas, nous laisser pantois devant des révélations inattendues. Fort ici est celui qui arriverait à deviner les desseins de chacun ! On finit d’ailleurs par avoir cette impression qu’un monstre tentaculaire déploie ses tentacules tout autour de Sylve le condamnant irrémédiablement à se faire avaler. Quoi qu’il fasse, il semble finalement n’être que le pion de forces qui s’opposent, des forces tantôt politiques, tantôt religieuses, tantôt marchandes…

Un acharnement du sort qui finit par nous faire prendre en pitié Sylve qui n’est pourtant pas une personne foncièrement agréable. Pétri d’orgueil et de préjugés (sans avoir le charme de Mr Darcy), ses jugements à l’emporte-pièce et ses “gonzesses” ou “tafioles” m’ont donné plus d’une fois envie de lui enfoncer sa hache quelque part. Heureusement ou pas (c’est à vous de voir si vous avez envie de faire montre de tolérance envers une personne à tendance homophobe et sexiste), l’auteure arrive à nous donner une autre image de cet homme grâce à une narration alternant entre son passé et son présent. Cela permet de se rendre compte à quel point l’endoctrinement subi durant sa formation de factotum a influencé sa vision très fermée du monde… Mais, petit à petit, il va changer, commencer à reconsidérer certaines croyances et à perdre ce masque de factotum qui annihilait Sylve, l’homme, au profit de Sylve, le serviteur. Il n’en devient pas forcément beaucoup plus sympathique, mais il gagne en véracité comme si la recherche de l’idole dérobée avait fini par se transformer en quête de soi. C’est d’ailleurs intéressant de voir comment, au fil de l’aventure, le décalage entre ses pensées exprimées dans un langage de charretier et ses paroles orales obséquieuses finit par s’amoindrir.

L’auteure nous propose une galerie de personnages intéressants et calculateurs, mais c’est certainement Constance, épouse du chef de la Guilde des Épiciers, que j’ai trouvée la plus intéressante et complexe. Bras armé de l’organisation, cette femme qui a renoncé aux privilèges de sa naissance n’est pas qu’une farouche guerrière. C’est également une femme intelligente, forte et faisant preuve d’une certaine droiture. Elle participera, il est vrai, au chantage odieux exercé sur Sylve pour le contraindre à servir les intérêts de la Guilde, mais contrairement aux autres membres, elle montrera un véritable intérêt pour celui-ci. Alliée de circonstance ou véritable amie à moins que ce ne soit un peu des deux, je vous laisserai le soin de le découvrir, mais ce qui est certain, c’est que Constance est une protagoniste qui suscite respect et admiration.

Isabelle Bauthian nous offre ici bien plus qu’un roman de fantasy à l’univers riche et particulièrement bien travaillé, elle nous offre une histoire qui peut se targuer de questionner, dans une certaine mesure, nos propres modèles sociétaux et politiques. On y retrouve donc ce rejet de la différence, ces préjugés envers les gens qui ne suivent pas la “norme”, le fanatisme et les antagonismes religieux… Mais c’est bel et bien le féminisme que l’auteure développe ici le mieux à travers la baronnie de Grish-Mère, qui fait de la femme le centre de tout et de chaque chose. Les femmes dirigent, les femmes décident et les femmes oppressent aussi… Alors l’auteure joue la carte de l’exagération en proposant une société où l’homme n’a absolument aucune place, mais c’est ce qui rend la critique encore plus forte et qui nous pousse indéniablement à reconsidérer notre propre société. En effet, si cette société imaginaire où l’homme est déconsidéré, voire effacé au profit de son rôle de procréateur, est profondément injuste, notre société où la femme n’a pas encore vraiment accédé à l’égalité des sexes l’est tout autant. Ni une société matriarcale ni une société patriarcale n’est donc la panacée que ce soit dans un monde imaginaire ou la vie réelle. Une évidence qui ne semble pas l’être pour tous, mais que ce roman met parfaitement en lumière.

Mais rassurez-vous, malgré les sujets abordés, nous sommes bien avant tout dans une aventure de fantasy avec son lot de combats, d’action, de personnages complexes voire intrigants, de trahisons, de magie… Vous en prendrez donc plein les mirettes ! Les personnes qui auront lu ce roman comprendront que je n’ai pas choisi ce mot au hasard puisque l’auteure semble nous faire une belle fixette sur ce dernier. Il est employé à tout bout de champ. Je ne sais pas si c’est un tic de langage, la volonté d’insister sur l’ironie de la situation de ce factotum qui observe tout sans jamais ne rien voir ou autre chose, mais on a frôlé la maltraitance envers lecteurs ! Ce sera là d’ailleurs le seul point qui m’a déplu dans ce roman.

Enfin, terminons cette chronique en saluant l’excellent travail de Mina M qui nous offre une couverture qui, en plus d’être très représentative de l’histoire, est tout simplement sublime. A noter également la carte de François Amoretti, insérée en début de roman, qui facilite grandement l’immersion dans l’univers complexe et riche créé par Isabelle Bauthian. Et cerise sur le gâteau, la maison d’édition a pensé aux lecteurs qui pourraient être un peu dépassés par la multiplicité des personnages en faisant un petit rappel des principaux intervenants ou personnes mentionnées dans le roman, de leurs baronnies d’appartenance et des liens unissant les uns aux autres. En d’autres termes, nous voici en présence d’un roman aux finitions soignées autant au niveau du fond que de la forme.

En conclusion, si vous avez envie de vous plonger dans une histoire menée tambour battant malgré un côté assez introspectif, Grish-Mère est fait pour vous. Porté par des personnages hauts en couleur et non-avares de surprises, difficile de ne pas se laisser happer par ce récit a fortiori quand l’auteure, d’une plume fluide et dynamique, le rend aussi prenant. Au-delà des complots, des revirements de situations et des trahisons qui vous feront regarder votre voisin d’un œil méfiant, vous découvrirez également le talent de l’auteure qui a su, sous couvert d’un monde imaginaire, pousser le lecteur à un travail de réflexion sur des sujets variés allant de la religion à l’égalité des sexes.

Grish-Mère – Les Rhéteurs 2
Isabelle Bauthian
ActuSF (2018)
528 pages
19€

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