Jason Dessen enseigne la physique et mène à Chicago une petite vie tranquille en compagnie de Daniela, son épouse, et de son fils Charlie, âgé d’une quinzaine d’années. Un soir, en revenant d’une soirée offerte par Ryan Holder, ancien compagnon de chambre universitaire qui vient de faire dans son domaine une découverte notable, il est enlevé et drogué. Lorsqu’il revient à la conscience, il n’est plus tout à fait le même homme, et, surtout, le monde n’est plus tout à fait le même.
Il vient en effet de se réveiller au cœur d’un complexe scientifique, les Velocity Laboratories, dont le directeur et médecin-chef, Leighton Vance, prétend être son ami de longue date. Le laboratoire entier acclame Dessen : il vient de réussir ce que nul autre avant lui n’était jamais parvenu à faire. L’ennui est que Dessen n’a aucune idée de ce que peut être son exploit. Il ne reconnaît pas les lieux, il ne reconnaît pas son équipe, il ne comprend rien à ce qui se passe. Puis, peu à peu, il saisit. Il n’est pas vraiment celui qu’ils croient. Ce monde n’est pas le sien, mais celui qu’il aurait pu être si, au lieu de se marier et d’avoir un enfant, il s’était tout entier consacré à la recherche fondamentale pour laquelle il avait des dons certains.
Peu importe à Dessen : ce qu’il veut avant tout, c’est retrouver son épouse et son fils, qui n’existent pas vraiment dans cet univers. Mais il se heurte à un Leighton Vance totalement dénué de scrupules. s’échappe, est repris, s’échappe encore, en compagnie d’Amanda, sa thérapeute du complexe qui s’est ralliée à sa cause. Commence alors une longue course-poursuite dans le multivers, ces réalités parallèles dans lesquelles les choses ont bien souvent tourné au pire. Et il lui faudra résoudre le mystère de toute cette aventure. Qui a bien pu, à l’origine, l’enlever et l’envoyer dans cet univers qui n’est pas le sien ?
Si l’on excepte un hiatus temporel qui n’est jamais justifié, ainsi qu’une incohérence logique qui permet le développement du dernier quart du roman, et repose toute entière sur une formulation de causalité erronée en page deux cent soixante et onze, Blake Crouch évite de se prendre les pieds dans le tapis en développant une intrigue qui demeure assez simple et assez linéaire, la caution scientifique, comme souvent dans ce genre de thriller, se trouvant réduite à sa plus simple expression. On est donc sur une lecture à la fois accessible et facile, surfant sur ses thématiques déjà bien exploitées, avec toutefois une petite idée au passage, celle d’une drogue inhibant la zone d’observation du cerveau – comme il n’y a plus d’observateur, la fameuse fonction d’onde ne peut pas s’effondrer et la superposition des états se poursuit.
Le chat de Schrödinger et les états quantiques, le passage inexpliqué du phénomène quantique à l’échelle macroscopique, le multivers et les mondes parallèles, un savant et son avatar, le développement de la thématique du double sur fonds de traque et de constance familiale : on jurerait que le cahier des charges de « Dark Matter » et celui du « Superposition » de David Walton, que nous avions précédemment chroniqué (http://www.emaginarock.fr/superposition-david-walton/), sont exactement les mêmes. Les intentions semi-avouées, mais toutefois transparentes, sont en tout cas analogues, et produisent des résultats voisins : si l’on en croit les quatrièmes de couverture, les droits de « Superposition » auraient été achetés par la télévision, ceux de « Dark Matter » par l’industrie cinématographique.
Blake Crouch a le bon goût de n’en jamais faire trop : si on peut lui reprocher de ne presque jamais composer de paragraphes et d’aller à la ligne quasiment à chaque phrase – ce qui permet au volume de dépasser les trois cents pages alors qu’il devrait en faire beaucoup moins – cette technique lui permet de livrer un thriller dégraissé et réduit à l’essentiel. Une belle touche d’humanité sans les traditionnels excès de psychologie basique, des personnages crédibles (le narrateur, comme il se doit, comprenant toujours ce qui se passe avec un peu de retard par rapport au lecteur), des dialogues qui sonnent le plus souvent juste, une belle accumulation de péripéties et l’absence d’incohérences trop flagrantes, autant de qualités permettant une lecture sans temps mort. On l’aura compris : « Dark Matter », facile à lire et rapidement avalé, n’est pas destiné à laisser une trace durable dans la mémoire mais à passer un bon moment.
Dark Matter
Blake Crouch
Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Patrick Imbert
Couverture : J’ai Lu / Shutterstock
Collection Nouveaux Millénaires
Editions J’ai Lu