Le Docteur est un Seigneur du Temps : il a le pouvoir de voyager à travers l’espace et le temps à bord de son vaisseau, le TARDIS. Aidé d’une compagne/d’un compagnon, il vit des aventures extraordinaires et protège la Terre des menaces que l’humanité n’imagine pas.
Voilà un demi-siècle, Doctor Who faisait ses débuts sur les écrans de la BBC. Série pédagogique destinée à un jeune public, elle construit une forte mythologie jusqu’en 1996 où, boudée par le public, sortie d’une adaptation désastreuse aux USA, elle est annulée.
2005. Jeune talent créatif de la chaîne anglaise, Russell T. Davies se voit confier la mission de faire renaître Doctor Who avec Christopher Eccleston dans le rôle titre. Ce n’est pas un reboot car la série s’inscrit dans sa glorieuse histoire, pourtant c’est une nouvelle version qui commence.
Pendant cinq ans, quatre saisons et six specials (épisodes pour des événements particuliers comme Noël), Russel T. Davies va imprimer un changement de ton à la franchise.
À une période où les héros de séries à succès sont sombres et sérieux, Doctor Who va être une série énergique, positive et fun. Le Docteur s’est pris d’amour pour l’humanité, croit en elle, veut la défendre avec son intelligence, sans arme. La génération Davies sera marquée par ce positivisme.
Le showrunner a l’expérience de nombreuses séries derrière lui. L’art dramatique impacte le show. Cela se vérifiera à travers l’interprétation du personnage principal, le goût des scénaristes pour les longues tirades, mais aussi un sens de la rupture qui irrigue le processus créatif.
En effet, Davies et ses équipes ont institué un rituel auquel le spectateur sera sans cesse confronté : le moment où le Docteur va annoncer « run », qu’il va faire basculer l’exposition du récit vers sa résolution. L’intrigue prend alors un rythme, une folie, une énergie que le spectateur attend et recherche.
Globalement, la thématique science fictive est abordée par tous les biais possibles : avec des scénarios qui mêlent un kitsch voulu et de profonds questionnements dignes des meilleurs auteurs du genre (la mort, le pouvoir, le rêve, l’amour, l’Histoire sont autant de points abordés chaque saison et volontiers creusés par de courts arcs de deux épisodes). On balaie les sous-genres, comme le space opera et les idées de départ que les scénaristes n’hésitent pas à triturer sont légions lors d’un épisode : voyage temporel, civilisations et mondes imaginaires, ambiance particulière et très soignée qu’il m’arrive, je pense, de retranscrire à l’occasion — par exemple, la ville de New New York et son embouteillage sans fin dans Gridlock (Saison 3 épisode 3).
Christopher Eccleston est le neuvième Docteur. À ce titre, il inaugure la nouvelle ère du personnage. Énergique, fervent défenseur de la race humaine, il cache aussi une fêlure : la guerre du Temps, ce duel entre les Daleks, une race de R2D2 nazis, et les seigneurs du Temps, qui a obligé le Docteur à intervenir avant la destruction de l’univers. Ce quasi-génocide de son espèce oblige le héros à un douloureux cas de conscience, nous y reviendrons.
La saison une (qui est aussi la vingt-septième d’un point de vue purement compte) réintroduit le personnage et une nouvelle compagne, Rose Tyler (Billie Piper), une fille modeste qui aspire à un avenir meilleur. Nonobstant le manque de moyens, criant, la série installe ses fondamentaux : les personnages d’abord, les méchants ensuite. Dès Dalek (1×06), le ton est donné : l’espèce Némésis du Docteur sera retorse, surprenante et jamais kitsch. C’est une gageure : le design vieux jeu de ces adversaires aurait pu en faire en ennemi ridicule, ce sera au contraire un conquérant impressionnant dont on guettera le moindre « exterminate » tout au long du run de Davies.
L’autre grande réussite est la synergie entre épisodes individuels et trame globale. On alterne émerveillement et rythme effréné avec une joie jubilatoire.
La saison se termine en coup de poing : le Docteur acculé par ses meilleurs ennemis sort vainqueur et se régénère. Eccleston, décidé à partir, profite de ce tour de passe-passe pour laisser sa place à David Tennant. Celui-ci incarnera à mes yeux le Docteur par excellence.
Un personnage qui cite le Roi Lion dans son premier épisode ne peut avoir que tout mon amour. Ce special, consacré aux Sycorax, une énième race prête à conquérir notre monde, est l’occasion d’une initiation : le Docteur se choisit une identité, un costume, des valeurs que le spectateur va embrasser à ses côtés.
Doctor Who va commencer alors à étendre son univers : Torchwood tente à sa manière de défendre le monde ; Harriet Jones s’introduit grâce à des présentations hilarantes ; captain Jack est un humain apte à voyager à travers le Temps ; ce Temps qui crée des univers parallèles où le futur s’écrit autrement.
Cette saison offre à mes yeux l’un des tout meilleurs épisodes de la nouvelle série : la cheminée du temps, où l’héroïne Madame de Pompadour voit le Docteur se lier à elle, l’aider à contrer une attaque de robots, puis disparaître. C’est l’essence même de l’humanité résumée en quelques très beaux moments, avec tact et dans un drama parfait. La Pompadour y est aussitôt attachante, comme beaucoup des personnages hors régulier évoqués lors de cette deuxième livraison.
Au terme d’un final déchirant, le Docteur perd Rose, cette compagne, cet amour. Libéré de cette forte relation, il va vivre ses plus belles aventures.
La saison trois s’ouvre sur un épisode que je conseille pour démarrer la série version RT Davies : La loi des Judons où un hôpital est volé et envoyé sur la Lune. On y introduit la nouvelle compagne, Martha Jones, mais on y résume surtout les qualités et les défauts du show : aux effets spéciaux limités et aux costumes risiblement kitsch (en gros les adversaires sont des rhinocéros policiers de l’espace qui portent des bottes de metalleux et un casque de motard, rien que ça !) répond l’énergie de l’aventure, de la découverte et de la curiosité, couplée à des dialogues qui font mouche ainsi qu’à une construction qui va à l’essentiel.
À partir de là, cette saison atteint un rythme de croisière, enchaînant épisodes mythiques (Blink, Brûle avec moi), drama historique surprenant (le double épisode sur la famille épouvantail et sa conclusion sombre), quelques échecs (le double épisode sur les Daleks, peu palpitant) jusqu’à un final anthologique.
Davies sait soigner ses crescendos vers la fin de saison. Sa maîtrise s’exprime par l’introduction extrêmement bien menée de l’autre Némésis du Docteur, son alter ego maléfique : le Maître.
La thématique des jumeaux ennemis ne peut qu’inspirer un fervent Shakespearien comme Russell T Davies. Le Maître est lui aussi un Seigneur du Temps, ami d’enfance du Docteur devenu fou. C’est un psychopathe obsédé par les tambours de guerre qu’il croit entendre dans sa tête, l’appel d’un conflit à venir qu’il entend bien remporter. Pour cela, asservir la Terre serait un joli début. Il est incarné par deux acteurs de haut vol : d’abord sir Derek Jacobi puis, après régénération, John Simm qui offre une performance survoltée dans son duel fratricide avec l’excellent David Tennant. La conclusion est épique et conduit la série sur la route du blockbuster rollercoaster qui va marquer la fin de cette ère.
Dès l’épisode de Noël, le ton est donné : Une croisière autour de la Terre met en scène le Docteur devant empêcher un Titanic de l’espace de s’écraser sur Terre. Musique tonitruante, mise en scène héroïque, punchlines, tout y est dans un joyeux bazar parodique des films catastrophes comme le « naufrage du Poséidon ».
La saison quatre commence sur les chapeaux de roue avec l’introduction de Donna Noble (Catherine Tate), la nouvelle compagne. Le personnage avait déjà été présenté un an plus tôt dans un épisode de Noël fort moyen. Pourtant, l’alchimie entre les deux acteurs ne fait aucun doute. Dans une histoire hilarante où le duo doit affronter les adiposes, de petits cubes de graisse vivants, se révèlent combien les curseurs sont poussés au maximum. Toujours plus deviens le leitmotiv.
Les moyens sont là sur La chute de Pompeï notamment, l’épisode historique de la saison. Davies a repris à son compte l’aspect pédagogique de la série originale en centrant des épisodes sur des faits et personnages historiques : la Reine Victoria, Madame de Pompadour déjà évoquée, Agatha Christie, le Blitz ou, donc, la destruction de la cité italienne par le Vésuve. Pari réussi.
Autre grande réussite de la saison, le diptyque La bibliothèque des ombres signé Steven Moffat. Si Davies gère la direction générale de la série, les épisodes sont souvent confiés à des scénaristes d’un pool dont Moffat est de très loin le meilleur élément. Ce double épisode introduit un mystère, mais surtout un personnage secondaire appelé à devenir très important : River Song. L’ambition derrière l’histoire est frappante, autant que son cadre maîtrisé.
Le reste est moyen, souvent sauvé par l’enthousiasme communicatif du duo Tennant/Tate, irrésistible.
Le grand final de la saison 4 convoque une synthèse de toute l’ère Davies : alors que la Terre est volée par les Daleks, le Docteur peut compter sur tous ses amis pour lutter contre l’ennemi. Toute logique sacrifiée, Davies y rend un hommage à ses personnages et convoque une grand-messe digne d’une fin.
Tout indique cette conclusion : Davies a tout donné, la série ronronne et a atteint son plein potentiel. Elle est à l’apogée de sa popularité et le Docteur incarné par Tennant a la sympathie de tous. La BBC décide donc de prolonger le bail de quatre specials, dont un dernier double épisode de Noël.
Cet ultime run va se teinter d’une forte mélancolie : à nouveau seul, le Docteur va se faire supplanter par un autre lui (le nouveau Docteur), renoncer à une nouvelle compagne (le par ailleurs très médiocre Planète morte), puis défier le Temps lui-même dans un duel qu’il ne peut que perdre (l’excellent waters of Mars).
Ce chemin de croix ne perd jamais de vue le Docteur et développe fortement la mythologie autour de lui, de sa planète, de ses failles et ses défauts. Confrontée à la prédiction de sa mort prochaine, il sa cache, il fuit. Il devra pourtant affronter son destin et le fera avec héroïsme comme on l’a toujours vu agir.
L’on voyait la saison quatre comme du blockbuster ? The end of time (La prophétie de Noël en VF, on ne saurait trouver pire traduction) épisodes 1 et 2 sont alors la superproduction à 200 millions de dollars.
Le Maître est de retour. Il maîtrise des éclairs dignes de l’empereur Palpatine et asservit rapidement la Terre. Aidé de Wilf, le grand-père de Donna, notre Docteur va découvrir que l’objectif de son alter ego démoniaque est de ramener Gallifrey, leur planète, de la prison où le Docteur l’a enfermé afin de stopper la guerre du Temps.
Tout est là pour creuser un peu plus les dilemmes du Docteur et son cas de conscience : peut-il laisser le Lord Commandeur des Seigneurs du Temps (Timothy Dalton, guest imposant) revenir et tout détruire ? Peut-il sauver le Maître de sa propre folie ? L’enjeu dramatique est extrême pour notre héros et semble se dessiner depuis la saison un. Si ce double épisode ne brille pas par son écriture, c’est l’émotion qui domine. Cette fois, les adieux sont définitifs et propres. Il y a quelque chose de profondément touchant à quitter cette incarnation du personnage qu’on a beaucoup apprécié. Ce sentiment est renforcé par les ultimes paroles de Tennant Docteur : I don’t want to go/je ne veux pas partir.
Le Docteur peut se régénérer et commencer une nouvelle aventure.
Je ne peux terminer cet article sans consacrer quelques lignes à celui qui est, sans hésitations, une partie de l’âme de la série : le compositeur Murray Gold. Armé d’un orchestre symphonique, Gold donne toute son identité à la série depuis ses premières minutes. Il a développé une véritable thématique sur chaque grand élément de la série (un thème par Docteur, un par compagne, des motifs d’action comme All the strange creatures, Gallifrey, le Maître etc…) au point de suivre l’évolution rythmique de la série : plus on s’approche du final du Docteur Tennant, plus l’épique, la chorale, vient appuyer la mise en scène et donner un côté over the top à l’ensemble. Oui, la BO de la série dope les images et se veut le compagnon indispensable des plus belles aventures de notre héros.
Conclusion
Doctor Who est en plein succès quand le duo Davies-Tennant quitte la série. Dans un équilibre entre comédie et action, rires et larmes, elle a su conquérir au-delà des frontières britanniques grâce à ses nombreuses qualités. La BBC mesure bien ce potentiel. Elle choisit Steven Moffat, le scénariste adulé des fans, afin de reprendre le flambeau. Dans un ton que l’on imagine plus adulte, il va emmener la production sur de nouveaux sentiers. Mais nous en parlerons une prochaine fois…
Doctor Who
Scénarisé par Russell T Davies
Produit par la BBC
Avec Christopher Eccleston, David Tennant, Billie Piper, Freema Agyeman, Catherine Tate, John Simm, John Barrowman
Diffusé par France 4
Disponible en DVD et Blu-Ray