Stephen Leeds est une sorte d’ovni pour le commun des mortels. Millionnaire, célibataire, jeune, il pourrait être le bon parti idéal s’il n’était pas affublé d’un don étrange. Flirtant dangereusement avec la schizophrénie telle que la définissent les médecins, Leeds a la capacité de voir et de discourir avec des êtres nés de son subconscient, des avatars qui sont tous une extension de lui-même. Versions masculines ou féminines d’une partie de son cerveau, elles ont chacune une identité et une personnalité propre et chacune est dédiée à une spécialisation, permettant à Leeds d’accumuler des connaissances très pointues et de les restituer suivant ses besoins. Si ces conversations avec des êtres que lui seul peut voir entravent sa vie sociale, elles sont à la fois la source de ses revenus et sa meilleure protection dans son activité d’enquêteur privé. Sa réputation n’est d’ailleurs plus à faire, à tel point que lorsqu’un patron de laboratoire expérimental fait appel à lui, Leeds devine rapidement que l’affaire est grave. Et en effet, la demande est inattendue : retrouver le corps d’un de leur chercheur récemment décédé mais subtilisé à la morgue locale. Ses cellules renfermeraient le secret d’expérimentations visant à faire du corps humain la meilleure base de stockage imaginable, quitte à ce que certaines données fassent planer la menace d’une guerre bactériologique…
Brandon Sanderson a cette capacité trop rare de mettre en scène des mondes, des personnages et des situations qui sortent des codes établis et de l’ordinaire de la littérature fantastique. Il sait innover et ne rate jamais sa cible tant il parvient à construire des histoires jusque dans les moindres détails, de telle sorte qu’aucune faille ne vient briser l’immersion du lecteur.
Avec Légion, à Fleur de Peau, on remarque d’emblée que si le héros et son environnement se placent dans un contexte commun et contemporain, son don n’en est pas moins extraordinaire. Stephen Leeds n’apparaît jamais comme un être vivant dans son monde imaginaire en dépit de la réalité, il s’efforce au contraire de concilier les deux, de vivre aussi normalement que possible sans feindre d’ignorer les réactions d’autrui face à son attitude atypique. Car lorsque Leeds parle avec ses avatars, il renvoie l’image d’un original parlant tout seul et pas question pour lui de faire semblant de porter un kit main libres puisque, statut de millionnaire oblige, les médias et la presse à sensation en particulier se sont bien évertués à trahir tous ses secrets… Le postulat est planté en quelques pages et Leeds s’inscrit d’emblée dans la catégorie des personnages attachants et sympathiques dont on veut suivre l’aventure jusqu’au bout.
Mais la première qualité de Légion ne réside pas dans le caractère et le don de son héros. Le fil conducteur reste le parallèle, très rapidement mis en avant, des capacités intellectuelles, psychiques un rien schizophrènes, de Leeds avec les recherches du laboratoire qui lui confie une mission. En définitive, le but top secret du laboratoire, et qui tourne court avec le décès et la disparition du corps d’un de leurs chercheurs, est de générer, artificiellement, une révolution cellulaire humaine qui transformerait le corps en banque de données. Ainsi, au même titre que les avatars imaginaires de Leeds lui permettent de stocker des connaissances très pointues et de les restituer selon ses besoins, le corps humain pourrait, à terme, stocker des milliards de données, d’informations etc… dans ses cellules. Mais, en définitive, l’imitation ne vaudra jamais l’original et tout le cœur de l’enquête menée par Leeds en fait la brillante démonstration.
Chaque personnage secondaire est bien construit et a un rôle à jouer dans l’intrigue. Les avatars en particulier tous ont une identité propre, fruit ou non de l’esprit de Leeds, ils paraissent réellement vivants, doués de volonté et supportent aisément la comparaison avec les vrais êtres qui viennent à la rencontre de Leeds.
En dépit de ces qualités, on apprécie que Légion ne s’étende pas au-delà de 215 pages dans cette édition poche inédite. Car si on apprécie l’écriture et l’imaginaire de Brandon Sanderson, on regrette que l’énigme principale s’efface au profit de son personnage principal. Le récit se résume à peu de choses, il ne sert qu’à mettre en vedette la séduction inhérente à son héros et à son entourage étonnant, le dénouement n’éblouit pas, malgré ses deux bonnes surprises, et on termine le récit avec un sentiment de manque.
Légion, à Fleur de Peau est un bon récit court, porteur de la patte de Brandon Sanderson mais qui souffre de la comparaison avec les autres romans de l’auteur et dont l’intrigue principale se trouve affectée par la force de son personnage principal qui, seul, donne toute sa saveur à l’histoire. Le Livre de Poche propose néanmoins une édition de poche appréciable, sans coquille ni faute de traduction, avec une couverture souple de bonne facture à l’illustration signée Jon Foster qui renvoie nettement au thème principal de l’histoire.
Légion, A Fleur de Peau
Brandon Sanderson
Le Livre de Poche
Traduction : Mélanie Fazi
Illustration : Jon Foster
6,10