Dans l’avenir décrit par Scott Westerfeld, l’humanité a essaimé sur des dizaines de planètes et constitué un véritable Empire, au sens propre du terme, dirigé par celui qui est devenu son empereur : l’inventeur de l’immortalité. Ce dernier organisa lui-même son propre suicide et qui, en ressuscitant aussitôt, devint le premier humain immortel.
Cette immortalité n’a rien que de très scientifique, rendue possible par la technologie du symbiant Lazare, lequel ne permet pas de gagner facilement la vie éternelle : il faut nécessairement en passer par la mort. Une mort que désormais les soldats ne craignent plus, comme un militaire lui-même l’admet : « Vecher avait vu des soldats décédés depuis vingt heures se faire réanimer aussi proprement que s’ils étaient morts à l’hospice. »
Car malgré une humanité qui reste globalement unifiée (les vivants et les morts rebaptisés les Gris et vivant une étrange existence de renoncement à la technologie et au consumérisme restent unis, de même que les individus refusant les améliorations génétiques et constituant l’Axe de la Peste « détenteur des terreurs anciennes dont l’humanité avait voulu se débarrasser »), les soldats sont plus nécessaires que jamais. En effet la secte des Rix, acceptant l’émergence des Intelligences Artificielles, s’est entièrement détachée d’une humanité qui estime qu’il ne faut pas laisser les machines accéder à la conscience. Ne reconnaissant pas de frontière nette entre animé et inanimé, évoluant à la frontière de l’organique et du technologique selon une lente métamorphose nommée Amélioration, les Rix veulent à tout prix faire accéder les entités informatiques humaines à la conscience. Dès lors, les actes de guerre s’enchaînent.
On le voit : Scott Westerfeld dépeint un univers complexe certes propice à l’action, mais autorisant également les réflexions et les doutes, les échanges de concepts entre protagonistes, les réflexions sur l’évolution (on notera en particulier l’inquiétante dérive de l’Empereur, persuadé que tous les sauts qualitatifs de l’humanité se sont fait au contact des chats, et les passionnantes théories des opposants à l’immortalité, lesquels prennent comme argument, entre autres, le refus des théories héliocentriques pour expliquer que si les générations responsables de ce figement de l’histoire n’étaient pas mortes, l’humanité en serait toujours au même point), mais aussi sur la politique et les contraintes du pouvoir, et sur ce que de telles sociétés peuvent en définitive offrir aux individus.
Car l’habileté majeure de Westerfeld est d’offrir sans manichéisme aucun une multitude de points de vue, de laisser au lecteur le soin de se faire sa propre opinion. A travers les aventures du commandant Laurent Zaï et de sa seconde Katherie (sans « n ») Hobbes, à travers celles de Herd, la combattante rix, et de son alter ego Rana Carter aux étranges capacités cognitives, à travers celles de la sénatrice Oxham, synesthésique et empathe oscillant en permanence sur l’étroite frontière séparant la raison de la folie, le lecteur découvre au-delà d’un magnifique affrontement de nanomachines et des classiques invasion, prise d’otage, raid de commando, intrusion et chasse à l’homme, toute une série de problématiques éloignant Les Légions immortelles du space-opera de type survolté-décérébré. Si le rythme en pâtit quelque peu, l’intérêt, lui, s’en trouve rapidement accru.
On ne manquera pas de relever au passage ce qui peut apparaître comme des incohérences ou facilités, notamment le fait que l’Empereur parvienne à convaincre l’ensemble de ses décideurs que la secte des Rix, si elle parvient à s’emparer de l’ensemble des connaissances de l’unique planète conquise, gagnera automatiquement la guerre : elle connaîtra à la perfection l’humanité. Mais c’est oublier qu’elle la connaît déjà particulièrement bien puisqu’elle en dérive. Le lecteur, s’il sait que tout tourne en réalité autour du Secret dérobé à l’Impératrice prise en otage, ne parvient pas pour autant à comprendre la facilité avec laquelle sénateurs et gradés avalent une pareille couleuvre.
Une autre limite, si l’on compare Westerfeld à des auteurs contemporains de space-opera comme Peter F. Hamilton, est l’absence de vision globale de l’Empire, dont caractéristiques et détails n’apparaissent qu’au fil du déroulement de l’intrigue, quand ils deviennent nécessaires. La dimension cosmique de cet affrontement à l’échelle des cieux, sans véritable toile de fond, en pâtit quelque peu. Un défaut mineur contrebalancé par les qualités de l’ouvrage, et qui ne résulte peut-être que de son aspect tronqué.
Tronqué, en effet, car ce roman s’achève par une fin particulièrement abrupte, et même frustrante, quelques instants à peine avant un affrontement crucial dans l’espace. Mais la suite n’est pas loin. En effet, après avoir initialement publié en deux volumes Les Légions immortelles et Le Secret de l’Empire, comme cela avait été le cas en langue originale, Pocket a semble-t-il pris la mesure de la frustration engendrée et décidé de republier l’ensemble en un seul et unique tome, baptisé Succession. Une intégrale dont le prix reste parfaitement modique et qui, en permettant d’enchaîner directement sur le second roman – que nous ne manquerons pas de chroniquer dans un proche avenir – met les lecteurs à l’abri de ce douloureux sevrage qu’ils ne connaissent que trop bien.
Succession ( Les Légions immortelles, suivi du Secret de l’Empire)
Scott Westerfeld
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Guillaume Fournier
Couverture : Gustavo Lopez Manas
Presses Pocket, 9,80 euros