Après l’inattendu succès de son Halloween, la nuit des masques, John Carpenter devait relever un challenge : faire aussi bien voir encore mieux. La pression se mêlant à une étrange visite au cœur de Stonehenge, le réalisateur-scénariste accoucha d’une histoire de revenants assoiffés de vengeance.
Tout ce que nous voyons ou croyons voir n’est-il qu’un rêve dans un rêve ? – Edgar Allan Poe.
Petite bourgade perdue au bord de la Californie du nord, Antonio Bay s’apprête à fêter dignement le centenaire de sa fondation. A minuit pile, ce jour anniversaire, d’étranges phénomènes surviennent. Téléphones publics sonnant seuls, vitres se brisant en chaîne, essence s’évadant de sa cuve, klaxons et phares de voitures retentissant et clignotant à tue-tête, meubles se mouvant seuls… Une étrange cascade venue perturber le sommeil de certains habitants. Au large, alors qu’un brouillard phosphorescent apparaît aux yeux de l’animatrice et propriétaire de la station de radio locale qui a vue sur l’océan, l’équipage d’un bateau de pêche est attaqué puis se volatilise. Aussi brusquement qu’elle était arrivée, l’agitation disparaît. Au matin, tout semble rentré dans l’ordre. Du moins pour la majorité des habitants de la ville. Car le prêtre a fait la découverte du journal de son ancêtre et celui-ci révèle qu’Antonio Bay fut fondée suite à un massacre cruellement orchestré. Plus tard dans la journée, on retrouve le bateau désert à l’exception d’un cadavre dont l’état pose mille questions et la nuit revenant, le brouillard se lève de nouveau. Venu du large, il fond sur Antonio Bay, amenant dans son sillage des ombres menaçantes avides de vengeance.
Auréolé du succès commercial et critique d’Halloween, la nuit des masques, John Carpenter bénéficie en 1980 d’un contrat avec la société de production AVCO Embassy Pictures pour deux nouveaux films. Possédé par le désir de changer de registre tout en gardant la recette qui lui a apporté renommée et liberté, Carpenter se concentre sur une histoire de fantômes. Il souhaite faire quelque chose de classique avec une touche personnelle. Inspiré des histoires qu’il aimait lire enfant, surtout les bandes-dessinées, de certains films tels que The Crawling Eye, d’un zest de mysticisme né d’une visite à Stonehenge et d’une légende californienne du XIXe siècle, Carpenter écrit le scénario de The Fog avec pour point de mire l’idée d’un brouillard démoniaque qui serait une entité vivante à part entière, mue par une volonté propre et tuerait les humains. Ne changeant pas une équipe gagnante, il garde sa collaboratrice Debra Hill, Jamie Lee Curtis au casting et y ajoute sa compagne d’alors, Adrienne Bardeau, Nancy Loomis, Hal Holbrook, Tom Atkins, John Houseman et l’inoubliable victime de Psychose, Janet Leigh.
Pour un budget de 1 000 000 dollars, encore très faible en comparaison de ce que coûtent d’autres projets hollywoodiens, Carpenter sait qu’il ne pourra pas élargir de beaucoup son équipe technique. Il endosse donc les casquettes de scénariste, scripte, réalisateur, compositeur de la BO, tandis que sa complice de toujours Debra Hill ajoute sa patte au scénario et remplit la mission délicate de producteur exécutif. Un large repérage des côtes californiennes mène l’équipe à Point Reyes pour les scènes du phare et un peu partout pour les autres scènes extérieures dont Bodega Bay, autre clin d’œil à Hitchcock qui y tourna Les Oiseaux. Les plus grandes dépenses sont consacrées au format large dit anamorphosé permettant de mettre en valeur de très larges prises de vue (surtout du large marin) et aux effets spéciaux. Le tournage devient un challenge difficile tant le brouillard « fabriqué » à l’aide d’appareils de pression est instable en extérieur. Outre le truc bien connu de tourner la scène qui sera ensuite montée à l’envers pour donner une impression de mouvement « vivant », Carpenter lutte pendant quatre à six semaines afin de rendre palpable son idée de brouillard maléfique doté de conscience.
Quand tout est enfin dans la boîte et monté, Carpenter n’en croit pas ses yeux : un « ratage total », tout est à refaire car rien de ce qu’il voulait n’est là et surtout aucune sensation de terreur ou d’horreur ne passe. Deux semaines avant la date prévue pour une première projection publique, Carpenter tourne de nouvelles scènes en extérieur, il reprend sa bande son, sa BO et remonte tout le film. Ce qu’il ajoute est crucial : des fantômes dans le brouillard. Avec les moyens de l’époque, le brouillard pour seule entité dangereuse ne rend pas l’atmosphère d’horreur qu’il veut voir dans son film, Carpenter ajoute donc des ombres munies de crochets, de machettes, aux membres rongés par la mer dans laquelle reposent leurs cadavres depuis 100 ans…
Il en ressort un film qui a bien vieilli, qui est du pur Carpenter et qui demeure une référence pour les fans du genre ou les artistes qui suivant les traces du maître. Malgré ses déboires, Carpenter a vu son The Fog être nominé pour les prix des meilleurs effets spéciaux, de meilleur film aux Saturn Awards de 1981 et remporter le prix de la critique du Festival d’Avoriaz. En dehors de quelques répliques inutiles ou passées de mode, de rares moments forts trop évidents et d’une vague impression de cliché dans les scènes finales au cœur de l’église comme ultime refuge, The Fog est un vrai film de suspense et d’horreur qui a marqué les esprits cinéphiles. On aime voir et revoir The Fog parce que c’est un film qui suggère beaucoup et montre peu, qui fait appel à l’imaginaire collectif de terreur par des chemins très simples et sans fard.
Ce qui reste flagrant et digne de tous les éloges dans The Fog, c’est une combinaison parfaite et devenue typique de l’art de Carpenter : une économie d’effets (surtout d’hémoglobine) et d’argent, une histoire toute simple presque banale assaisonnée juste comme il faut et servie par des acteurs justes, une utilisation de la caméra proche de l’œil du spectateur, un timing parfait, l’ensemble au service d’une réalité tronquée, de celle qui se rapproche le plus de notre imaginaire, des cauchemars qui peuplent les nuits, l’exploitation la plus pure et donc la plus proche de ce qui créé le sentiment de peur chez l’humain. La citation d’Edgar Allan Poe en introduction suffit à plonger le spectateur au cœur de l’énigme car si la nuit charrie le rêve, elle apporte aussi le cauchemar. Qu’en est-il alors de la réalité ?
Fog – John Carpenter
Sortie en salle US : 1980