Sweeney Todd, le diabolique barbier de Fleet Street – Tim Burton

Benjamin Barker est un jeune homme heureux : son affaire de barbier marche bien, il a une femme aimante et une petite fille charmante. Mais tout va basculer quand son bonheur va susciter la jalousie du Juge Turpin : Barker est envoyé aux travaux forcés sans raison, à perpétuité. Quinze ans plus tard, le barbier est de retour à Londres sous le nom de Sweeney Todd et il entend bien se venger.

Sweeney Todd est une comédie musicale de 1979 composée par Stephen Sondheim, qui a fait sur les planches de Broadway. Elle raconte d’abord l’histoire d’une vengeance, celle de son personnage principal qui a tout perdu. Présenté comme cela, le projet d’une adaptation ne prédestine en rien Tim Burton à réaliser. Pourtant, ce serait négliger ces petits détails qui font tout : Sweeney Todd est barbier et a la caractéristique de saigner ses clients plutôt que de les raser.

Le réalisateur des deux premiers Batman fait pour ce film le choix courageux et incertain de le mener de bout en bout en chanson. La musique a souvent joué un rôle moteur dans la filmographie de Burton grâce à l’apport de Danny Elfman, mais cette fois c’est une grande partie de la comédie musicale originale qu’il va utiliser pour concrétiser son ambition. Le spectateur se retrouve dès lors face à un Etrange Noël de Monsieur Jack en live, où les chansons construisent le récit et traduisent les pensées profondes des « héros ».

Burton s’est réapproprié le thème de la comédie musicale pour y insérer ses propres idées, ses propres lubies. A ce stade de sa carrière, il ne les pas encore réduit à des gimmicks, mais l’important pour des réalisateurs de cette trempe, c’est de réussir à remettre au goût du jour leurs thèmes rebattus par de nouveaux procédés, de nouvelles illustrations, de nouvelles traductions à l’écran. Sweeney Todd rentre clairement dans ce schéma, au risque de laisser certains spectateurs sur le carreau. Je vais en faire le déroulement ici, mais Burton évoque les fantômes de Batman, le défi, Edward aux Mains d’Argent et l’Etrange Noël de Monsieur Jack avec un ton sombre et désespéré dont il est coutumier mais pour lequel il n’avait jamais été que rarement aussi jusqu’au-boutiste.

Quand arrive le bateau qui ramène Sweeney Todd (Johnny Depp) à Londres, on a un peu peur, il faut l’avouer. Pendant dix minutes d’introduction, la rage du personnage de Johnny Depp est totalement étouffée par le côté répétitif des chansons et l’aspect mielleux des relations – tout le monde aime tout le monde bien vite, alors que la sous-intrigue développée autour du duo Anthony-Johanna est inintéressante.

Mais le film commence véritablement quand Todd retrouve ses lames de rasoir. Tout du long, Burton va alors faire monter la sauce autour du couple de psychopathes composé par Sweeney Todd et sa logeuse, Mrs Lovett (Helena Bonham Carter).

Sweeney Todd s’installe en effet chez Mrs Lovett qui tient une boutique de tourtes où personne ne vient jamais. Todd entend donc se faire un nom dans la profession de barbier afin d’attirer à lui le Juge Turpin (Alan Rickman) dont il rêve de trancher le cou. Malheureusement, ce plan échoue et Todd, pour se venger, tranche toutes les gorges qui lui passent sous la main. Problème : que faire des corps ? Mrs Lovett, qui n’avait pas jusque là assez d’argent pour mettre de la viande dans ses tourtes, trouve alors l’occasion de relancer son affaire.

Ce duo est clairement un couple de monstres burtonien si vous me pardonnez l’expression : alors que tous les autres personnages ont un aspect normal, Todd comme Lovett ont les yeux surlignés de noir, le teint pâle d’un visage marqué par la souffrance et le chagrin, les cheveux coiffés pour les faire ressortir de la masse et des costumes en adéquation. S’il fallait les rapprocher d’un couple déjà croisé, ce serait clairement le Pingouin et Catwoman de Batman, le défi. Mais ils ne cultivent pas seulement cette ressemblance physique.

Dans leur motivation autant que dans leur représentation, Burton a choisi la même approche. Comme le Pingouin et Catwoman, Todd et Lovett entendent se venger que ce soit de ceux qui les ont rendus tels qu’ils sont (Todd/Catwoman) ou de l’indifférence et du rejet des autres (Pingouin/Lovett). Surtout, malgré leur caractère monstrueux, Mrs Lovett aspire à une vie normale (comme Catwoman) et se rend compte de l’impossibilité de ce projet au fur et à mesure de l’avancée du film.

Je n’irais toutefois pas jusqu’à rapprocher leurs fins, pour des raisons que j’évoquerais plus loin. Si le Pingouin devait mourir, car il avait échoué dans sa quête d’intégration au sein de Gotham, Burton laissait un espoir avec Catwoman. Ici, ce n’est pas le cas. C’est même bien pire. Le duo qui nous occupe cultive aussi ses différences : Sweeney Todd apparaît comme mort, presque le fantôme de Benjamin Barker revenu hanter les rues de Londres ; Mrs Lovett  a tout d’une personne normale, mais semble corrompue par son amour pour Todd et son désir acharné de quitter Londres et la misère qui l’accompagne. Comme d’habitude, les freaks se démarquent par leur folie, qui souvent contamine le spectateur : ici, on prend un plaisir coupable à assister aux assassinats montrés sur un ton léger – et avec une bonne dose d’humour noir, tandis que le duo chante des refrains peu gais.

Le personnage de Sweeney Todd mérite une attention toute particulière car il brasse beaucoup d’influences antérieures du cinéma burtonien. D’abord, on ne peut occulter un certain nombre de références et analogies, voulues ou non, entre Todd et Edward aux Mains d’Argent. Le look pâle et le regard souvent vide de Johnny Depp rapprochent les deux personnages. C’est particulièrement flagrant dans le rêve empli d’espoir de Mrs Lovett qui se voit vivre le bonheur avec Todd et le jeune Toby. Todd est alors dans les nuages à ruminer sa vengeance, Johnny Depp enchaine costumes et pauses ridicules qui le font ressembler au malhabile Edward. Mais Burton semble aussi s’en amuser comme dans cette scène où Sweeney Todd retrouve ses lames de rasoir : dans un geste très théâtral, il affirme que son bras est à nouveau complet maintenant qu’il a retrouvé ses lames chéries, ses seules amies. Là aussi, voir Depp déclamer cela le plus sérieusement du monde ne peut que réveiller que quelques souvenirs pour qui a déjà vu Edward…

Mais ce n’est pas tout. Sweeney Todd est clairement le personnage central du film – même si Mrs Lovett est un personnage qui partage presque la tête d’affiche, et à ce titre les nombreuses chansons qui lui font raconter son histoire et afficher ses sentiments/états d’âme ne sont pas sans rappeler un certain Jack dans l’Etrange Noël…. La réalisation très dynamique de Burton donne parfois l’impression d’assister à une représentation en chair et en os de l’Etrange Noël de Monsieur Jack, Sweeney Todd tournant rapidement à l’opéra baroque.

Justement, le baroque et le gothique sont un peu la marque de fabrique de Tim Burton dans ses premiers films. Pour l’ambiance, les toutes premières images du film sont proposées avec un orgue furieux, juste histoire d’installer la situation. Pour le reste, Burton a particulièrement soigné le visuel pour Sweeney Todd. Cette fois, le style affiché est résolument victorien, plus sage et moins imposant que dans les Batman ou Sleepy Hollow. Cette sobriété profite beaucoup à l’ambiance qui gagne en glauque : rues sales dont on pourrait presque humer l’odeur horrible, égouts peu ragoutants, pièces poussiéreuses et ravagées, le soin apporté au côté sinistre sert le film même si les environnements sont au final peu variés.

Il y a également un soin particulier apporté à la photographie. Pour la première fois, Burton travaille avec Dariusz Wolski, collaborateur de longue date de Alex Proyas (Dark City). Résultat, l’image est constamment dans des teintes irréelles grises/noires dès lors que Sweeney Todd et Mrs Lovett sont à l’écran. On peut d’ailleurs noter une nette alternance entre ces teintes tristes et délavées qui reviennent constamment pour le récit présent – signe tragique, tandis que les évocations du passé et du présent sont présentées en couleurs, dans une ambiance très lumineuse qui tranche beaucoup avec le reste de l’univers. Cet espoir passé qui pourrait renaitre à l’avenir est donc mis en valeur, pour être finalement écarté.

Résultat, Burton fait du Burton dans la narration, comme dans la réalisation propre. Si l’on excuse l’énorme faute de goût que constitue l’accéléré où Todd passe du port à Fleet Street, on retrouve les prises de vues grandiloquentes et autres mouvements de caméra qui font partie de sa patte.

Attention, ce long développement est à éviter pour quiconque n’a pas vu le film et ne souhaite pas découvrir des éléments capitaux

J’aimerais ici particulièrement revenir sur les dix dernières minutes qui sont le climax du récit et incontestablement une superbe réussite en terme de réalisation pour Burton. Pour remettre en contexte : le couple démoniaque a finalement réussi son œuvre puisque Turpin et son âme damnée le bailli Bamford (Timothy Spall) seront bientôt au menu de Mrs Lovett. Mais cette victoire à un prix puisque Todd ne semble nullement repu malgré le sang qui recouvre son visage et ses vêtements. De même, il y a eu quelques dommages collatéraux dont une miséreuse pleine de crasse et Sweeney recherche le jeune Toby – que Mrs Lovett avait prise sous son aile – afin de lui trancher la gorge, à lui aussi.

Todd découvre alors, à la lumière de la chaudière qui sert de four à Lovett, que la mendiante qu’il a assassinée est en fait sa femme. Cette femme qu’il pensait morte sur les dires de sa logeuse, ce qui a motivé sa vengeance. Autant dire que cela réveille sa fureur qu’il dirige directement sur Miss Lovett. L’entrainant dans une danse macabre au milieu des corps et du sang, Todd projette sa logeuse dans les flammes du four avant d’en refermer la gigantesque porte. On voit alors une série de plans exceptionnels où Burton nous montre plein cadre comment Lovett se consume dans les flammes. Puis Sweeney Todd ferme l’ouverture, et observe par un petit soupirail la fin de son œuvre. Ce plan où l’on voit seulement les yeux de Depp est merveilleux car il retranscrit tout le déséquilibre du personnage : dans ses pupilles jusque là sans vie se reflètent les flammes du four, qu’on rapproche sans mal de l’enfer pour la pauvre Lovett et qui pourrait très bien représenter alors la folie qui torture l’esprit de Sweeney Todd.

Le drame se poursuit, inévitable. Conscient d’avoir échoué sur la voie de la vengeance et cherchant sa pénitence, Todd pleure sa femme. Le drame est alors total. Les chansons se sont arrêtées, car il n’est plus temps tandis que le spectateur s’attend au pire. Todd est alors saigné par le petit Toby qui avait observé toute la scène jusque là, caché dans les égouts. C’est donc un enfant de dix ans qui donne le coup de grâce tant attendu par le barbier démoniaque. Et Burton d’effectuer un superbe travelling arrière où Todd mort tient sa femme dans ses bras au milieu d’une mare de sang. Écran noir. Fin.

Ce plan sur les yeux de Todd/Depp et ce travelling de fin sont ce genre d’images propres à marquer le spectateur. Ils vous hantent, vous torturent et suscitent un gros travail de l’imaginaire à la fi, du film. De fait, cette conclusion est un coup de poing car elle ne laisse aucun espoir, aucune échappatoire. De moments chantés où le sang giclait de manière grand-guignolesque sur un ton plutôt fun, on passe à un drame intense et définitif qui laisse un goût plus qu’amer dans la bouche. Propre même à nous faire culpabiliser du plaisir que l’on a pris à voir le duo de psychopathes joyeusement charcuter des gens. Un choix contrasté qui, je trouve, donne beaucoup de force au récit après coup.

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S’il est parfois évident que les acteurs ne sont pas des chanteurs confirmés, le travail réalisé est bon dans l’ensemble. Bien sûr, Johnny Depp semble beaucoup s’amuser même s’il est moins exubérant  qu’à l’habitude – il excelle par contre dans l’humour noir et le côté pince-sans-rire omniprésent de son personnage. La prestation qui porte à bout de bras le film est celle d’Helena Bonham Carter. D’une présence et d’un charisme inquiétant, elle diffuse une aura très particulière tant son personnage exacerbe les émotions. Tantôt tendre, tantôt folle à lier, elle livre surtout une excellente composition et est de loin celle dont le chant est le plus enlevé. A souligner l’émouvant tandem qu’elle joue avec le petit Toby, aka le jeune Ed Sanders qui se débrouille très bien.

Timothy Spall et Sacha Baron Cohen sont savoureux mais trop peu présents à l’écran. Le reste du casting est malheureusement décevant. Alan Rickman, dont on peut attendre beaucoup, n’a rien à jouer dans ce film. Il se contente d’une présence inquiétante et l’on ne peut s’empêcher de sourire quand il pousse un brin de ritournelle avec Johnny Depp. Le pire vient sans doute du duo de jeunes acteurs : Jayne Wisener dans le rôle de Johanna interprète la jeune fille éplorée, alors que son acolyte Jamie Campbell Bower a une voix agaçante, très gênante. Il n’est pas aidé par le fait qu’il chante constamment la même chose, un « Johannaaaa » plaintif d’un pénible…

Le reste des chansons va du répétitif au merveilleux. Dommage que les redites se retrouvent souvent au début du film, cela donne l’impression que les personnages – et donc le film, font du sur place. Par contre, les chansons assurent une belle dynamique sur plusieurs scènes, dont celles où Todd recherche des clients à « raser de près » dans la rue, ou quand il pratique l’élimination en série dans de grands élans de gores héritiers des vieux films d’horreur (Burton avait déjà employé cette méthode dans Sleepy Hollow).

Conclusion

Sweeney Todd est un film excessif, pas exempt de défauts. Pourtant, il livre un spectacle unique et déroutant, un conte macabre où le côté magnifique, presque magique de Burton a été substitué par un ton tragique cette fois sans espoir de retour. Plus grave, plus violent, plus méchant, Sweeney Todd ne plait pas à tout le monde et suscite probablement des réactions exacerbées (on aime ou l’on déteste). Mais à aucun moment Tim Burton ne se trahi ou ne perd de vue ce qui fait de lui un auteur à part.

Sweeney Todd, le diabolique barbier de Fleet Street

Réalisé par Tim Burton
Scénariste : John Logan d’après l’œuvre de Stephen Sondheim
Avec Johnny Depp, Helena Bonham Carter, Alan Rickman, Timothy Spall, Sacha Baron Cohen
Warner Bros
DVD et Blu-ray disponibles

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