Mille Lions, Jeanne Bocquenet-Carle

Les lecteurs en quête d’un one shot de fantasy immersif, bien écrit et à l’univers sombre et particulièrement bien pensé devraient être séduits par Mille Lions et son rythme infernal.

Une grande épopée fantasy, une plume poétique, et les destins de trois héros qui s’entremêlent pour sauver les Trois Royaumes d’une guerre dévastatrice
Dans la Cité d’été, une forteresse entourée d’un désert de sel et interdite aux hommes, Ava se prépare pour sa première cérémonie de fécondité.
À l’autre bout du monde, dans le royaume brûlé de l’Althakam, le dernier lion ailé rend l’âme. Sa mort va entraîner Daggeir, un soldat lion, dans une odyssée périlleuse.
Sur le fleuve sacré, Inouk, une gitane des eaux,découvre qu’elle est enceinte. Or, seules les filles de la Cité d’été sont aptes à être fécondées.
Ava, Daggeir et Inouk l’ignorent mais leurs destins sont intimement liés. Vont-ils réussir à sauvegarder la paix qui unit les Trois Royaumes ?

Dans ce roman choral, la parole est donnée aussi bien aux héros qu’aux antagonistes. Je dois d’ailleurs avouer avoir plus particulièrement apprécié d’entrer dans la psyché d’un tsar obnubilé par l’idée de se venger des soldats Lions qui ont détruit et déshonoré sa fille. Homme capable de massacrer en masse sans sourciller, mais père aimant dont on découvre progressivement les failles derrière la haine, il se révèle aussi complexe que fascinant. Adalmundur nous semble, en comparaison, bien plus terne puisque motivé avant tout par son ambition et ses désirs de conquête et de domination. Ce roi autoproclamé du royaume de l’Altakham bénéficie néanmoins d’une certaine aura de puissance grâce à ses soldats Lions, de redoutables guerriers, mais aussi grâce à son armée de bêtes assoiffées de chair humaine qui pourrait effrayer même le plus courageux des bataillons. À cet égard, j’aurais apprécié que l’autrice creuse un peu plus la mythologie autour du royaume de l’Altakham, de sa horde de bêtes et de son animal Totem, le lion ailé, dont le dernier représentant vient de rendre son dernier souffle. Une mort venant mettre en péril la paix entre les trois royaumes…

Qui dit antagonistes, dit protagonistes, voire héros, et à ce niveau, l’autrice a veillé à varier les profils et les personnalités. On découvre ainsi trois héros malgré eux, chacun représentant de son peuple et symbole des espoirs et des oppressions subies. Quand Ava, fille de la Cité d’été, s’apprête à offrir sa virginité et son ventre à la Déesse, Daggeir, soldat Lion, se doit de sauver son maître et arrêter une guerre en devenir. Inouk, gitane des eaux, lutte pour sa survie et celle d’un enfant qui n’aurait jamais dû grandir en elle. Trois destins très différents, mais pourtant unis par les caprices des dieux même si l’on ne sait pas tout de suite comment ni pourquoi…

L’alternance des points de vue entre les différents personnages est amenée avec assez de subtilité pour que le lecteur ne se sente jamais désorienté ni submergé par toutes ces destinées qui semblent condamnées à se télescoper avant de se rejoindre. L’autrice fait montre d’un certain talent pour déployer sous nos yeux la trame d’un futur drame, mais aussi d’une renaissance prochaine… La prophétie a, en effet, été annoncée et rien ne semble pouvoir l’arrêter ! L’idée de la prophétie n’est pas originale en soi pour un roman de fantasy, mais la manière dont l’autrice la nimbe d’ombre et de mystère la rend efficace et particulièrement intrigante. On ne cesse de vouloir décrypter les présages des mages et des sages, et de lire derrière les mots d’une autrice qui n’hésite pas à se faire côtoyer dans un même roman, brutalité et poésie, sang et magnificence des sentiments. Parce que si la haine et la vengeance brûlent de mille feux, quelque chose d’autre semble émerger de cette folie humaine qui menace de tout décimer…

La galerie de personnages est assez étoffée pour offrir à chacun un point d’ancrage, mais ce qui fait tout l’intérêt de cet ouvrage est la manière dont l’autrice prend le temps de dénouer les fils de son intrigue, nous permettant d’en saisir les tenants et aboutissants, mais aussi les règles régissant un monde où la liberté semble être devenue une notion bien abstraite. Au-delà des marchands transformant les humains en marchandise impersonnelle et corvéable à merci, les hommes et les femmes se révèlent ainsi tous prisonniers : prisonniers de leur corps, de leur sexe, de leur haine, de leur peuple, et d’une guerre qui a imposé une paix fragile entre des royaumes et des peuples qui sont loin d’avoir entériné le passé. Une nouvelle preuve que rien n’est pire qu’une paix mal négociée et oppressive…

Mais la haine et le sang sont-ils vraiment tout ce que l’on peut espérer de ce monde ou une étincelle d’espoir n’est-elle pas possible, qu’elle prenne la forme d’une femme plus à l’aise sur les flots que sur la terre, d’une vierge dont la cérémonie de la fécondité lui ouvrira les portes d’une autre voie, ou d’un soldat sur lequel repose une bien lourde tâche ? Si Ava et Inouk ne se battent pas avec leurs poings, elles n’hésitent néanmoins pas à s’affirmer et à se révolter avant de s’émanciper et de reprendre les rênes de leur vie. On pourrait néanmoins regretter que leur rôle dans le roman soit subsidiaire par rapport à celui de Draggeir, dont les aventures nous apparaissent bien plus palpitantes, rythmées et violentes. Ce personnage fascine par sa capacité à se libérer des prisons dans lesquelles on s’acharne à l’enfermer, mais aussi par sa capacité à faire le pont, jusque dans sa chair, entre des peuples en apparence divisés.

Au-delà des personnages et de leur évolution, j’ai apprécié l’univers particulièrement immersif et la place donnée aux femmes qui se révèlent ici autant victimes que bourreaux. En effet, quand certains romans dépeignent un univers où les hommes sont tout-puissants et les femmes soumises, ici, la situation est bien plus complexe. Certes, les femmes sont asservies et réduites à leur ventre sur lequel elles n’ont aucun contrôle puisqu’on décide pour elles si elles ont ou non le droit d’enfanter, quand elles devront le faire, et ce qui adviendra du fruit de leur union avec un homme acheté, utilisé puis éliminé. Mais cet asservissement est orchestré par d’autres femmes et non par des hommes… Un point qui ajoute à l’horreur d’une injustice condamnant des femmes à perdre tout contrôle sur leur corps et à espérer ne pas enfanter de fils sous peine de le voir emporté à tout jamais. Quant au négoce organisé autour des enfants, une marchandise vendue à prix d’or, il symbolise à lui seul la dureté de ce monde condamné à changer ou à péricliter.

En conclusion, avec Mille Lions, l’autrice nous propose un roman de fantasy rythmé et immersif dans lequel la paix s’avère fragile et la guerre presque inévitable, mais elle nous propose surtout une histoire dont la magnificence des mots ne peut occulter la dureté d’un univers où le ventre des femmes est contrôlé, et les enfants marchandés. Un univers sombre à la construction irréprochable que l’on prend plaisir à parcourir et à s’approprier tout en se surprenant à espérer le voir évoluer. Après tout, l’heure de la renaissance n’a-t-elle pas enfin sonné ?

Titre : Mille Lions
Série :
N° du tome :
Auteur(s) : Jeanne Bocquenet-Carle
Illustrateur(s) : Melchior Ascaride
Traducteur(s) :
Format : Grand format
Editeur : Scrinéo
Collection :
Année de parution : 2020
Nombre de pages : 464
Type d'ouvrage : Roman

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *