Un titre original, magnifique, poétique, mystérieux : il n’en fallait pas plus pour donner au lecteur l’envie d’en savoir plus. Bienvenue dans le monde étrange de la vape, avec ses horreurs et ses élégances, ses merveilles et ses monstres.
« Tout le problème est que c’est la vape qui décide. Ce que vous verrez un jour sera peut-être englouti le lendemain. Et ce pour des années, ou pour des vies entières. »
Nous sommes dans ce qui ressemble à une fin XVIIIème-début XIXème siècle parallèle. Une catastrophe écologique résultant de l’excès de combustion d’ignium dans les chaudières à produit un mystérieux brouillard qui a recouvert le monde, et, avant de se retirer partiellement, l’a restitué changé. Quelques pays semblables aux nôtres – la Germanie, l’Anglesie, La Gallande – ont recréé, dans les enclaves épargnées par ce brouillard, un équivalent d’ère industrielle en recommençant à l’identique, en produisant cette vape qui est à la fois fléau et source d’énergie, bienfait et poison, moteur de l’essor et de la destruction. Des éléments fantastiques se sont glissés dans ce nouveau monde : on peut y voyager à travers les airs, bien plus rapidement qu’à bord des aérostats, en chevauchant des gargouilles de pierre, sorte de dragons à mi-chemin entre la créature magique et la créature organique. Et les germains, grâce à la technologie nécromantique, ont inventé les Frankies, humains morts, rafistolés, revenus à la vie, capables d’exécuter les tâches les plus simples.
C’est dans la ville de Gale, capitale de la Galésie, que le jeune naturaliste et paléontologue Bastien Corville, un tantinet naïf et lymphatique – fort heureusement secondé par sa servante Agatha, une mégère acariâtre mais au grand cœur, et bien plus vive d’esprit que lui – procrastine sur ses travaux. Il n’avance guère sur les études de spécimen que lui rapportent les explorateurs de la vape, comme le très expérimenté Ernest Gulliver, devenu son ami. Mais un improbable évènement vient mettre le pied à l’étrier : lors de l’omniexposition, alors qu’il profite du vol de démonstration d’un tout nouveau vaisseau volant guidé à distance, celui-ci est détruit dans les airs par une gargouille devenue folle. Précipité dans le fleuve, seul survivant, Bastien est dès lors entraîné dans une série d’évènements dont le sens lui échappe.
Un mystérieux assassin par vocation – infâme personnage qui est le seul à être psychologiquement détaillé, les autres protagonistes étant le plus souvent brossés à grands traits –, une non moins mystérieuse association de tueurs urbains – les Horlogers – , des réverbères à becs de vape, de l’absinthe, des gargouilles permettant de se déplacer plus rapidement qu’en aéronef grâce à des gargouilleries, équivalents dans le monde de la vape des relais de chevaux : le lecteur se trouve rapidement projeté dans un bel univers. Le voilà bientôt convié avec l’aventurier Ernest Gulliver à une exploration des lointains envahis par la vape – plusieurs vaisseaux, plus de cent hommes, et fort malheureusement, imposé par la Compagnie, un détective de l’agence Greenings qui mettra l’expédition en péril – beau récit façon aventures et anticipation ancienne qui évoque à la fois les voyages de Jules Verne et le fameux « radeau des cimes » du botaniste Bernard Haller. Un voyage dont les péripéties ne seront pas sans lien avec les évènements vécus par Bastien Corville.
« Nous parlons de la vente des plans d’une nacelle pilotée à distance, susceptible de jouer un rôle crucial dans un prochain conflit armé d’envergure que nous savons tous inévitable, d’un tueur lancé à mes trousses, d’un inventeur introuvable, d’une monstruosité qui menace d’apparaître à chaque instant et d’une des plus grandes sociétés d’exploration, sans compter l’agence de détectives Greenings dont on sait qu’elle ne se distingue pas par la sobriété de ses méthodes d’investigation. »
Une belle intrigue, mais on sent une ou deux difficultés à faire coller les pièces ensemble. Pour les besoins du récit, il faut que le héros croise sur les lieux du crime l’assassin invisible. Hélas, le motif pour lequel il s’y rend n’apparaît pas une seule seconde crédible. Il faut également que l’assassin, invisible aux yeux de tous, ne le soit pas aux yeux de Corville. Pour quelle raison ? Mystère, tout comme la raison pour laquelle ledit assassin lui sera tantôt visible et tantôt non, en fonction des besoins, lors d’une des scènes de la fin du roman. Que Gulliver n’ait pas l’idée de visionner le film dérobé lors de l’expédition et le conserve dans sa poche au lieu de le mettre en sécurité apparaît bien peu vraisemblable, mais pratique pour les besoins de l’histoire. Et l’apparition de la jeune fille germanienne semble insérée au forceps, alors qu’hormis la scène de danse, Agatha aurait suffi à la tâche, et y aurait sans aucun doute été bien plus crédible.
Malgré ces limites, on suit volontiers cette aventure sur trois parties successives, l’exploration du monde lointain de la vape, les mésaventures façon espionnage et récit policier à travers la ville de Gale, et pour finir le thriller ultra classique tournant autour d’une arme secrète destinée à donner l’avantage dans un conflit entre la Gale et la Germanie. On apprécie le caractère merveilleux de l’exploration, avec ces cages de fer suspendues sous les aérostats pour mieux observer la canopée, ses créatures mystérieuses que l’on filme un court instant, lorsqu’elles font issue de la vape et des cimes avant d’y replonger, ses explorations forestières au cours desquelles les différents groupes marquent leurs propres traces par des couleurs issues de vaporisateurs de cuivre. On apprécie les détails – joli nom des Vaineterres, belle idée que celle du losange de Kapla, analogue évident du triangle des Bermudes – et l’on aurait bien aimé que cette partie dure un peu plus longtemps. Les univers urbains esquissés donnent eux aussi envie que l’auteur y retourne, et le Gigantique, évident analogue aérien du Titanic, prête lui aussi à rêver. Pour autant, le récit n’est pas qu’une accumulation d’images, puisque sous-tendu par un discours écologique évident, avec les mille et une récurrences de la vape qui est à la fois élixir et poison, à la fois baume et menace, un paradoxe perpétuel très bien mis en scène lors de l’épisode des éoliennes, destinées à repousser la vape à distance des villes, mais fonctionnant elles-mêmes en dégageant leur propre vape.
De façon décevante, l’épilogue vient en rupture avec la dynamique et la logique de thriller qui sous-tend le récit. On avait noté ici et là, dans une structure à narrateur omniscient, des irruptions subites et incompréhensibles du « je » que l’on pouvait considérer, par exemple à la page cent-vingt-deux, comme le fruit d’une erreur de relecture ou de réécriture, ou encore d’un oubli d’incise telle que « – songea-t-il – » ou « – se dit-t-il – ». Mais la prolifération de ce « je » dans les pages finales laisse entendre que l’auteur avait dès le début le projet d’intriguer, d’aboutir à une fin sibylline, de laisser le lecteur se poser en vain des questions – une interprétation psychanalyticoïde, le monstre comme émanation de l’esprit de Bastien, qui expliquerait son apparition illogique dans un lieu comme le musée où il n’y a aucune raison de penser qu’un tel danger puisse se manifester, ne résiste elle-même pas à l’examen. Un choix discutable, donc, qui pourra donner aux plus critiques l’impression que l’auteur, plutôt que de revenir sur des imperfections, cherche à noyer quelques incohérences dans un flou volontaire. Un choix qui au final génère plus de perplexité au sujet de l’auteur que de l’histoire elle-même, pouvant donner l’impression qu’il a sabordé son navire plutôt que de peaufiner une fin cohérente, à moins qu’il n’ait voulu refuser par principe une fin classique alors que la plus grande partie de son intrigue obéit à des schémas très classiques de l’aventure/thriller/espionnage.
Peu importe : le lecteur qu’une telle fin, avec son aspect presque expérimental, pourrait perturber, reste libre d’oublier ces dernières pages et de garder en mémoire un intéressant premier roman, avec un univers original et riche en imaginaire. On aimerait revoir ce très beau et très mystérieux monde de la vape, ses exotismes qui ne demandent qu’à être explorés plus encore, et ses villes dans lesquelles, si l’on en croit l’auteur, pourraient bientôt venir prendre place d’autres intrigues.
Colin Heine
La forêt des araignées tristes
Illustration de couverture : Dogan Oztel
Editions ActuSF