Une île, Falstaff Island, trop loin de la côte pour être accessible à la nage. Pas un seul habitant, mais tout de même un refuge. Comme chaque année, le docteur Tim Riggs s’y fait déposer en compagnie d’un petit groupe de scouts, qu’il guidera pour de longues randonnées à travers l’île, avant qu’un bateau ne vienne les rechercher. Mais, cette fois, les choses ne se passeront pas comme prévu.
« L’homme avait croqué dans le canapé et déchiré sauvagement le tissu à grands coups de dents. La pure folie du geste avait horrifié Tim. Il avait réussi à lui donner un sédatif avant qu’il en avale trop ; il risquait de mourir étouffé par la vieille mousse moisie du canapé. »
À l’approche de la nuit, un nouvel hôte aborde l’île. Malade. Très. Affamé. Trop. Même pour le docteur Riggs, qui en a beaucoup vu, la situation tourne rapidement au cauchemar. Mourant, l’homme semble être la proie d’un parasite qu’il est peut-être encore temps d’extirper. De la chirurgie héroïque, quasiment sans matériel ? Mais la situation est désespérée. Il faut faire vite. Le docteur Tim Riggs n’a pas vraiment le choix.
« Il avait parfaitement compris le danger qui le menaçait : il pouvait presque voir les œufs microscopiques autour de la bouteille de scotch à laquelle Kent avait bu la nuit dernière. Il voyait les œufs qui flottaient dans l’air frais au-dessus de la poitrine de l’homme mort. »
Après une scène de chirurgie humaine et parasitaire qui renverra la plus fameuse scène d’«Alien » au rang de simple image d’Epinal (au chapitre treize, ce qui n’est sans doute pas un hasard), le lecteur aura compris ce qui l’attend, et plus encore ce qui attend les jeunes scouts. « L’Affamé », « L’Infestation », « La Contagion » : tels sont les titres des trois parties. Pour les familiers du récit d’horreur, pas de grande surprise en ce qui concerne les lignes générales : le déroulé entier de l’histoire se déduit de ces premières pages, jusqu’à la résolution et l’ultime chapitre qui aboutit, selon les rituels du genre, à une fin ouverte (une faim ouverte, pourrait-on dire). Les moins familiers du récit d’épouvante y verront un drame inexorable avec une gradation dans l’abominable, drame renforcé par le fait que rien de tout cela ne soit entièrement dû au hasard.
Un récit d’horreur explicite, donc, très descriptif, et qui, accumulant les scènes terrifiantes, n’épargnera pas grand-chose au lecteur. Un récit dont l’efficacité tient pour une grande part à la caractérisation de ses personnages. De prime abord, l’on croit avoir affaire à des stéréotypes – Kent, le scout déluré et costaud qui prend naturellement l’ascendant, Newton Thornton, le geek un peu obèse, Ephraïm, plutôt effacé, et Shelley, l’inévitable sale type larvé de la bande, toujours prêt, sans que nul ne le sache, à faire preuve de cruauté gratuite – mais ces individus se révéleront plus complexes que prévu, et l’auteur prendra soin d’établir ici et là, à travers détails et digressions, les rapports particuliers que malgré leur jeune âge ils peuvent déjà avoir avec la mort. Ainsi de Max, dont le père est légiste et taxidermiste, ou de Thornton, qui après la mort accidentelle de son cousin, a partiellement usurpé son identité pour créer à son image une page facebook rapidement devenue populaire.
« Certains disent que les meilleurs scientifiques sont ceux dont l’esprit oscille entre la raison et la folie. À cet égard, le docteur Edgerton comptait certainement parmi les plus talentueux du monde. »
Dans sa postface, Nick Cutter rend explicitement hommage au « Carrie » de Stephen King, dont il explique s’être inspiré, et notamment de sa structure composite – une multiplicité des sources qui a pu faire dire que « Carrie » était un puzzle qui, sur le plan narratif, fonctionnait à la perfection. Si « Troupe 52 » recourt à des sources multiples c’est avec des buts également multiples. Extraits de presse, de carnets de consultation psychologique, de notes scientifiques de laboratoires, de témoignages recueillis lors des investigations fédérales, de communications scientifiques ultérieures viennent donner densité au récit, éclairent certains de ses aspects et surtout contribuent à narrer l’histoire parallèle, les déterminants d’une situation que les adolescents, même s’ils finissent par comprendre non seulement que nul ne viendra les secourir, mais qu’en sus Falstaff Island est désormais mise à l’écart du monde, subissent sans être réellement conscients du fait qu’elle répond à quelque chose de bien plus vaste que ce dont ils sont à la fois acteurs et témoins. Et en tout début de volume, la première de ces pièces, extraite du « Weird News Network », vient donner une note d’ironie et d’humour noir qui ne va pas sans faire penser à la fameuse nouvelle « À pleines dents », de Joe R. Lansdale.
Cette structure narrative, même si elle n’a rien de fondamentalement originale, permet à Nick Cutter de se démarquer de bien d’autres « suiveurs » de Stephen King qui n’en auront retenu que la psychologie des personnages et la description à tout va de l’une ou l’autre des facettes de la société américaine, donnant naissance à des pavés indigestes et rapidement oubliés. De fait, et sans doute en raison de cette structure particulière, « Troupe 52 » « fonctionne » assez bien. Seule réserve, les nombreux flash-backs ou assimilés, qui donnent leur épaisseur aux protagonistes, ne semblent pas toujours idéalement placés, notamment lors de passages cruciaux dont ils viennent parfois casser assez nettement le rythme.
Reste, au final, un roman d’horreur explicite joliment construit et réellement efficace. Les puristes pourront regretter que la très belle illustration de couverture de la première édition française, chez Denoël, ait été remplacée au format de poche par une couverture plus accrocheuse évocatrice de zombies. Les lecteurs intéressés par la prose de Nick Cutter pourront la retrouver sous deux registres. D’une part en littérature générale avec des textes écrits sous son véritable nom, à savoir Craig Davidson : « Un goût de rouille et d’os » (adapté au cinéma par Jacques Audiard) « Juste être un homme » et « Cataract City » ont été en effet traduits pour la collection « Terres d’Amérique » chez Albin Michel. Sous le pseudonyme de Nick Cutter, Craig Davidson, outre « Troupe 52 », a écrit The Deep (non traduit), « The Acolyte » (non traduit) et enfin « Little Heaven », ce dernier également mis en français par Éric Fontaine, qui doit être publié prochainement et au Canada aux éditions Alto.
Nick Cutter
Troupe 52
Traduit de l’anglais (Canada) par Éric Fontaine
Couverture : Ohmega82 / Leolintang / Shuttersotck
Éditions J’ai lu