« Jules était un anthropologue des zones troubles, de la débrouille et de l’illégalité. L’argent le rendait fou, mais les moyens qu’il choisissait pour en gagner disaient plus son goût du jeu qu’un véritable appétit pour la réussite. Il avait l’habitude de vous entraîner dans des combines et de vous y laisser jusqu’au cou quand lui, Jules, était soudain devenu introuvable. »
Un mécanicien qui peine à joindre les deux bouts et à nourrir sa famille est appelé en renfort par Julo, un de ses anciens amis et associés, un type passablement véreux à qui il doit beaucoup et qui lui doit beaucoup. Un individu qu’il a connu en Guyane et qui, resté là-bas, fait appel à ses talents. Une mission de quelques, jours, pour quelques milliers d’euros. Difficile de refuser. Impossible, même : Julo, qui sait que Marc en a besoin, joue sur du velours, et Marc sait que Julo en est parfaitement conscient. Il accepte, il prend l’avion, et, à l’aéroport de Cayenne, retrouve son ancien complice.
« La profondeur du trou, à moitié rempli d’eau, donne l’impression d’une bombe qui aurait éventré le sol. Les traces du godet, grattant la terre pour s’en sortir, celles d’une bête enragée se tirant d’un piège. »
Julo fait dans l’orpaillage clandestin. Son idée, tout juste démente, c’était de rejouer l’impossible « Fitzcarraldo », non pas avec un navire, mais avec une pelleteuse CAT 215. De l’emmener en douce à travers la jungle jusqu’à un site illégal d’orpaillage. Des types qui connaissant tracent un layon. Une tractopelle, qui, à partir de ce layon ouvre une voie suffisamment large. Un quad avec des fûts de deux cent litres qui alimentent en diesel la tractopelle et la 215. Deux tout-terrains qui traînent cinq tonnes de carburant. Une folie. Laquelle se termine par un plantage, la pelleteuse embourbée, son moteur mort. Mais Marc est suffisamment bon mécano pour rattraper le coup. D’autant qu’un moteur de rechange est en route.
« Il se marre, ses dents sont tachées par les clopes qu’il fume les unes après les autres. L’hygiène dentaire de la forêt et de la Légion, où l’on supporte la douleur le plus longtemps possible avant que s’arracher une ratiche devienne presque un plaisir. »
Marc connaît Julo, devine les complications. Ce sera plus long que prévu, ce sera plus cher. Ce ne sera pas de tout repos. Ni sans risques. Si, du côté des reptiles et des fauves, la jungle guyanaise est moins riche en périls que la plupart des grandes forêts pluvieuses, l’opération pourra buter sur bien des embûches. Car la jungle est moins dangereuse par elle-même que par les individus qu’elle attire, qui eux-mêmes ne sont le plus souvent que les instruments jetables de ceux qui en la détruisant s’enrichissent. Marc devra composer avec deux personnages dangereux, Joseph, le conducteur de la pelleteuse, un ancien légionnaire, et le brésilien Alfonso, gardien et cuisinier, discret come un fantôme et redoutable chasseur. Deux hommes au passé trouble, deux meurtriers, le premier paranoïaque, le second indéfinissable.
« Le chauffeur repart avec lui sans faire un signe ou dire un mot, abandonnant le tracto à cinquante mètres de nous, comme s’il avait amené à bouffer à des pestiférés ou des fauves. »
Présenté comme un thriller, « CAT 215 » est un très bref récit d’ambiance, très court, plus une novella qu’un véritable roman. Passons rapidement sur les défauts mineurs, quelques coquilles ici et là (« charriot » pour chariot, un « quand l’eau boue » de circonstance) et une confusion lexicale (l’« ivrée » pour la « nivrée » à moins que cette confusion ne soit le fait du Brésilien qui emploie ce mot), pour souligner l’efficacité du récit. Peu de péripéties mais une menace permanente, larvée, une de ces ambiances, parfaitement rendue, ou l’on sent que tout, quasi-instantanément, peut partir en catastrophe. Parce que les individus qui arrivent en de tels lieux ne sont pas là par hasard, parce que la lente déréliction qu’imposent les tropiques à ceux qui y sont restés trop longtemps s’accélère brutalement dans de telles circonstances, parce que dans ces endroits où tout le monde se méfie de tout le monde, où l’on décompense des psychoses visibles ou latentes, des démences larvées, le pire peut survenir à tout moment. Le talent d’Antonin Varenne est de n’en pas faire trop, de n’en pas dire trop, de laisser le lecteur se pénétrer de cette atmosphère, de l’angoisse, de l’oppression, de la pénombre, de l’humidité, de l’attente. Concis, dégraissé, quasiment à l’os, « CAT 215 » sent le drame à plein nez, propose une fin ouverte, et offre au lecteur une plongée en forêt profonde particulièrement convaincante.
CAT 215
Antonin Varenne
Editions J’ai Lu