Quelque part en bord de mer, il s’est autrefois passé quelque chose. Il se peut que des expérimentations faites dans une base militaire proche n’y aient pas été étrangères. Mais cela n’est pas sûr. Des arguments laissent penser que des bizarreries ont commencé à survenir dans cette zone bien auparavant. Quoiqu’il en soit, la Zone X est à présent interdite. Le gouvernement y envoie des équipes exploratoires, et ceci depuis un moment déjà. Des équipes de scientifiques formés à la survie en milieu naturel. Certaines sont revenues, d’autres non.
Biologiste de formation, la narratrice fait partie de la onzième équipe. Quatre femmes : une biologiste, donc, une anthropologue, une psychologue, et une géomètre. Elles devaient être cinq, mais la linguiste a déclaré forfait. Elles sont « injectées » dans la Zone X par un procédé qui leur échappe, pour marcher ensuite jusqu’au camp de base par où ont séjourné les expéditions précédentes.
Il serait intéressant, pour des raisons évidentes de crédibilité, que Jeff Vandermeer parte lui-même à l’occasion en randonnée, histoire de voir ce que peuvent peser et occuper comme volume quelques jours de nourriture. Quand il envoie ses héroïnes, à pied, avec des coffrets contenant des armes et autres matériels, avec « six mois de vivres » (!!!) » (il ajoute que deux années de vivres ont été préalablement déposés au camp de base, comme si porter seulement six mois de provisions pouvait être plus vraisemblable) tout ça dans un sac à dos, pour traverser la forêt depuis leur point d’entrée jusqu’au camp de base, selon un trajet qui, comme cela sera précisé plus loin dans le roman, nécessite plusieurs jours de marche, il lève d’emblée toute suspension d’incrédulité, alors qu’il aurait été facile d’éviter ce premier écueil. Inutile de dire que pour le lecteur attentif, « Annihilation » commence vraiment mal.
Fort heureusement, « Annihilation » se rattrape rapidement, et fait même beaucoup mieux que cela. En quelques mots, en quelques phrases, dans un biotope composite qui mêle forêts, chenaux et zones marécageuses en bordure de mer, Jeff Vandermeer plonge ses personnages et ses lecteurs dans l’inquiétude. En quelques pages, il les confronte à une variété d’étrangeté comme on n’en a rarement vu, et ceci même pour les lecteurs assidus du genre. Tout commence par la découverte et l’exploration d’une sorte de puits gigantesque à proximité du camp de base, un puits qui semble-t-il, et de manière impossible, n’a pas été décrit par les explorations précédentes. Un puits qui constitue contre un contrepied topographique et géométrique du phare qu’on leur a demandé d’explorer en priorité, à quelques kilomètres de là.
Dès lors, épouvantes et découvertes vont se succéder à rythme rapide, dans une narration qui semble paradoxalement prendre son temps, alors que le volume dépasse à peine les deux cents pages. Péripéties également – en cela les amateurs de thrillers devraient également y trouver leur compte – lorsque les exploratrices découvrent qu’on leur a caché beaucoup, beaucoup de choses. Et lorsque la narratrice découvre que la psychologue, qui est chef d’équipe, leur en cache également beaucoup et les manipule à l’aide de suggestions post-hypnotiques. Rapidement, la défiance s’installe. On devine la suite : d’une manière ou d’une autre, les membres de la petite équipe disparaîtront les unes après les autres.
Nous parlions d’éléments qui semblent relever du thriller, mais il s’agirait alors d’un thriller trouble, avec dérives mentales et paranoïa, un thriller aux accents lovecraftiens, hanté par le thème de la contamination, qu’elle soit mentale ou biologique – on pense aussi à la fin de « La Maison au bord du monde » de William Hope Hodgson – par le thème de la transformation, de la métamorphose. Avec une belle économie de moyens, avec un sens très sûr de la narration, avec un savant mélange de descriptions et de suggestion, avec la virtuosité et l’efficacité qui déjà étaient siennes dans certaines nouvelles de « La Cité des saints et des fous», Vandermeer instille dans chacune de ses pages une horreur toute particulière.
Des révélations, encore et encore, jusqu’au vertige, mais sans jamais donner l’impression d’en faire trop, sans jamais verser dans la surenchère ni dans le convenu, en une association perpétuelle de beauté et d’épouvante, et en un riche entrecroisement de thématiques – la nature profonde du réel et le jeu des illusions, pour ne citer que deux d’entre elles – qui donnent au roman une densité inhabituelle. Une émotion toute particulière également, notre biologiste étant la seule, parmi tous les individus qui ont été envoyés dans la Zone X, à avoir parmi ses proches une personne qui s’y est elle-même rendue. En l’occurrence son époux, qui en est revenu, mais qui d’une certaine manière n’en a pas tout à fait disparu. Des éléments poignants qui confèrent à « Annihilation » une force peu commune et viennent enrichir encore, là où on ne l’attendait pas, une dernière partie (laquelle, avec le phare, n’est pas sans évoquer un autre ouvrage aux relents lovecraftiens « La Peau froide » de l’espagnol Albert Sanchez Pinol), qui se révèle particulièrement efficace.
On aurait donc tort de considérer la brièveté d’«Annihilation » comme un défaut, tant ce roman en fait plus et mieux que bien des pavés, tant il confirme que Vandermeer fait partie de ces écrivains qui ont une « patte » particulière, comme pouvait en avoir cet autre grand auteur du genre que fut Lucius Shepard. D’autant plus que cette brièveté n’est que feinte : l’univers du Rempart Sud, par quelque fatalité littéraire qui veut que tout ou presque finisse par se métamorphoser en trilogie, est en effet appelé à être décliné en trois volumes. Le second tome, intitulé « Autorité », doit sortir le mois prochain au Diable Vauvert. Pour autant, une suite était-elle vraiment indispensable ? Par sa densité, par sa bizarrerie, par son efficacité à générer le doute et le trouble, et en dépit de – ou grâce à – sa fin ouverte, « Annihilation » peut se suffire à lui-même. Mais on peut faire confiance à Jeff Vandermeer, qui, avec son extraordinaire « Cité des saints et des fous », avait montré qu’il pouvait aller plus loin que ses pairs, pour nous réserver de nouvelles surprises.
Annihilation
Jeff Vandermeer
Traduit de l’anglais par Gilles Goullet
Couverture : Eric Nyquist
Editions Le Livre de Poche