Après son surprenant Lemashtu, Chroniques des stryges I, être apparue au sommaire de nombreuses anthologies et avant que ne paraisse la suite – très attendue – de Lemashtu, Li-Cam nous revient chez Griffe d’Encre avec un recueil de dix nouvelles d’un fantastique noir et exploratoire. La Chimère aux ailes de feu est certes un recueil de nouvelles, mais elles sont toutes liées entre elles tout en gardant leur autonomie. De prime abord, on pourra rester perplexe devant certains textes, mais la cohérence surgit plus tard, dans un autre texte. Une technique remarquable permet à l’auteur de sous-titrer l’œuvre comme étant un “laboratoire de nouvelles à lire dans l’ordre afin de reconstituer la chimère”. Il n’y a qu’à lire la quatrième de couverture pour piquer la curiosité du lecteur :
Virgo Sapriati doit sa place de profileur à la brigade criminelle parisienne à son empathie visuelle, un sens additionnel qui lui permet de voir les émotions de ses interlocuteurs sous la forme d’auras colorées.
Mais le profileur ne fait pas l’unanimité parmi ses collègues : en raison de son comportement asocial, certains le soupçonnent de ne pas être très différent des psychopathes qu’il traque.
Hanté par les écrits du poète Jefferson di Nostradonna, empathe comme lui, Virgo Sapriati sait qu’il est déjà mort, et n’a qu’une obsession : rendre leur humanité à des hommes qui l’ont perdue dans la tourmente.
N’y a-t-il que des monstres pour traquer d’autres monstres ?
La question est posée.
Le Sillage rouge sang est la première des aventures de Virgo Sapriati. Dans cette première nouvelle, nous faisons la connaissance de ce profileur qui use de ses dons hors du commun. En effet, il perçoit des couleurs, comme des auras autour des personnes qui lui indiquent leur humeur ou leurs sentiments. Il peut même le ressentir en côtoyant les morts. Entre autres. C’est assurément un avantage pour un profileur, tout comme sa collaboratrice, Juliette. Nous sommes dans un futur où les mutations comme celle de Virgo doivent être jugées par une commission qui décide de leur dangerosité ou non pour la société et qui prend les décisions qu’il convient d’appliquer dans le premier cas. Nous avons avec cette première enquête un criminel dont la tortuosité n’a rien à envier à ceux que créent nos maîtres du thriller du moment. La question qui se pose est effectivement de savoir jusqu’où tolère-t-on les monstres, dans le sens d’êtres différents du commun des humains. Ce premier texte est paru précédemment seul et c’est le point de départ des autres nouvelles du présent recueil.
La Berceuse du Croque-Mitaine nous offre un bel exemple de monstre. Ledit Croque-Mitaine est un empathe, tout comme Virgo, mais il est devenu monstrueux par sa technique de manipulation des autres. Nous voyons la frontière tenue qui le sépare de Virgo, mais aussi le risque que les gens dits normaux jugent également Virgo comme un monstre, un jour ou l’autre. Toujours dans la thématique des monstres sont parmi nous, il y a Thècles, la petite fille de Musique de chambre, qui incarne l’innocence que la vie va transformer, peut-être en monstre. Une très courte nouvelle, dans l’univers de Virgo et d’une intensité saisissante. Dans Mémoires de terre, nous suivons l’enquête de l’inspecteur Presle. Ce dernier doit retrouver rapidement une fillette disparue. On décide de lui imposer l’aide d’un mutant que tout le monde surnomme Le Golem. Les préjugés déforment la vision que nous devrions avoir des autres. Une belle nouvelle qui traite une nouvelle fois de la différence. Ce texte, tout comme celui qui le suit, a déjà été publié une première fois.
Avec Cataphote, le narrateur évoque son œuvre de salubrité publique. Nous pourrions penser ne plus évoluer tout à fait dans le même univers que pour les nouvelles précédentes, mais c’est toujours l’âme humaine, dans ce qu’elle a de pire qui est ici mis en perspective… et corrigé. Virgo Sapriati nous revient ensuite avec Le Gouffre coloré où nous assistons au moment de la prise de conscience de ses pouvoirs et du rôle qu’il devra tenir à partir de là dans la société, sous peine de devenir un mutant comme les autres. On peut s’étonner que cette genèse se trouve en milieu de recueil, mais vous verrez qu’on y découvre quelques liens avec des nouvelles lues précédemment. Astucieuse construction de recueil qui joue sur la récurrence comme sur les fluctuations de l’ambiance générale. Dans Spéculation, c’est un nouveau texte à la première personne qui nous est proposé. Ici, le narrateur nous parle de l’expérience qu’il vit et le terme d’expérience n’est pas vain. Une bien sombre exploration.
Le Masque de nacre nous plonge dans un univers oppressant à bien des égards. D’abord l’ambiance nous laisse à penser à une menace permanente, mais surtout il faut s’imaginer un univers où l’acte gratuit n’existe pas et où par exemple les tensions les plus malsaines du monde du travail s’appliquent à la création voire aux rêves. Cette nouvelle est une fabuleuse dystopie de l’imaginaire. Il fallait l’oser et Li-Cam l’a superbement réussie. Nouvelle éponyme du présent recueil, La Chimère aux ailes de feu est une nouvelle enquête de Virgo. En fait, le grand Jefferson di Nostradonna, le poète et empathe, a disparu. Ce sera Virgo qui va devoir le retrouver, lui qui est obsédé par ses poésies. Mais il ne sera pas seul. Cette nouvelle est en quelque sorte le grand final qui explique ce qu’il se passe dans cet univers mystérieux. Une nouvelle de révélations, alambiquée et tortueuse à souhait. On pourrait presque parler de postface à propos de Verso qui nous pose, avec poésie, les bases de nouvelles perspectives en clôture de ce recueil attachant.
Je ne veux pas jouer ici mon pédant, mais savez-vous ce qu’est une chimère ? La chimère est tout simplement un être impossible. Et justement parce qu’elle est impossible, les chemins qui y mènent peuvent être multiples. Nous avons aujourd’hui des fraises qui résistent au froid grâce à un gène de poisson et du tabac qui résiste aux insectes grâce à un gène de chien. Voici de beaux exemples de chimères que nous devons au génie – terme étrange pour une hérésie – génétique. Une chimère est un être que finalement la nature ou l’évolution ne va pas naturellement laisser apparaître. Les mutants de ce recueil, et Virgo le premier d’entre eux, sont d’une certaine façon des chimères, car génétiquement contre-productifs pour l’espèce en général. Mais devons-nous pour autant les condamner, leur retirer le titre d’humain, simplement à cause de cette différence ? Au travers de ce filtre de la mutation, Li-Cam pose ici la question de la tolérance et de la place de plus en plus petite qui lui est réservée dans nos sociétés qui se disent humanistes.
Personnellement je ne recommanderais pas ce recueil à un lecteur n’aimant pas le format nouvelle ni le fantastique. C’est, à mon sens toujours, une entrée en matière trop pointue pour une première fois. En revanche, pour les baroudeurs du genre, il y a de quoi se régaler entre le style inimitable et imprévisible de Li-Cam, ses variations improbables sur la thématique, l’agencement original et cohérent des textes, et enfin la richesse des personnages. Les brèves poésies qui ponctuent l’ouvrage sont comme un souffle qui éloigne temporairement la noirceur des récits. On peut trouver ce recueil parfois hermétique, difficile d’abord, mais nous ne sommes pas ici dans une lecture passive et le lecteur doit également laisser libre cours à son imagination pour appréhender l’univers décrit.
L’illustration de couverture a été confiée à Bruno Leray dont j’avais pu apprécier le travail dans Cyclones d’Organic Editions pour lesquelles Li-Cam est directrice littéraire des romans graphiques. J’ai retrouvé son style dans cette illustration où nous observons un visage virginal et le halo qui l’enveloppe. Peut-être est-ce ainsi qu’un empathe visuel perçoit ses contemporains. Nous sommes ancrés dans l’univers des textes de ce recueil tout en restant dans le style de l’illustrateur. C’est un choix que nous devons une fois encore aux éditions Griffe d’Encre qui nous permettent de renouer avec l’œuvre de Li-Cam tout en nous faisant patienter en attendant la suite des Chroniques des Stryges qui s’intitulera Insangerat.
La Chimère aux ailes de feu
Li-Cam
Couverture illustrée par Bruno Leray
Editions Griffe d’Encre
Collection Recueil
2012
16,00 €