Fissures est un recueil de quinze nouvelles de fantastique sous la plume et l’éclairage de Jess Kaan dont j’avais déjà évoqué son surprenant Investigations avec un Triton. Cette fois, c’est en poche et aux Editions Lokomodo qu’il nous revient avec ce recueil intrigant quand on en lit la présentation de l’éditeur :
Étrange, morcelée, craquelée, notre réalité se délite et nous entraîne dans son sillage. Les certitudes vacillent, les idéaux s’estompent et l’on contemple les fissures de ce monde que l’on croyait inébranlable. Il est plus tard que vous ne pensez, votre quotidien a déjà basculé.
Hiroshima : des rêves devenus réalité.
New-York : la dramatique attente d’un père confronté au coma de son fils unique.
Londres : devenir trader, une revanche sociale ?
Londres again : une enquête qui ouvre de nouvelles perspectives.
Dunkerque : et si le carnaval révélait l’âme véritable d’une ville ?
Sauver ce monde… Ou l’accepter ?
Au fil de quinze récits, Jess Kaan vous convie à partager son univers, ses peurs, ses espoirs aussi…
Venez.
Ce recueil commence par Rustbelt où l’auteur nous emmène dans ce Nord dont il est originaire. Nous y suivons un homme qui vient de perdre son emploi. Face à cela, l’homme décide de se venger en attaquant le responsable de son drame. Mais encore faut-il ne pas se tromper d’adversaire et il risque de tomber dans un piège imprévu, à moins qu’une chance inespérée ne lui soit offerte. Une nouvelle assez classique qui s’illumine soudainement avec un aspect mythologique. Avec L’intrigue, nous démarrons à nouveau du Nord et plus particulièrement de Dunkerque pour suivre un homme qui, avant de quitter la ville, doit connaître les raisons de la disparition de son père. Il va devoir, pour cela, plonger dans ces carnavals du nord qui recèlent bien des codes et mystères. Une belle découverte. Puis c’est une nouvelle très originale intitulée Les chats qui nous livre un beauf dans toute sa splendeur qui se retrouve confronté à des félins bien particuliers. Avec Toute la peine du monde, Jess Kaan prend la voix d’une jeune femme qu’un psychiatre aida, dix ans plus tôt. Nous allons assister à leur relation thérapeutique et voir quel étrange protocole était mis en œuvre. Une nouvelle intrigante et remarquable. Dans Epiés, un homme a le sentiment d’être sans cesse observé. A tort ou à raison. Une nouvelle sur la peur primale rudement bien exploitée.
C’est à Hiroshima que nous nous retrouvons avec Kenshiro’s way. Un Hiroshima futuriste où la magie est omniprésente. Nous y suivons un jeune ninja qui doit résister aux hommes et zombies du dictateur local. Jess Kaan a su nous offrir une histoire dans laquelle il a utilisé avec talent des yôkaï et autres créatures de l’imaginaire nippon tout en y ajoutant des familiers de science-fiction. Le mélange se fait tout naturellement et donne un texte très agréable et énergique dont la fin est inattendue. Dans 915, nous découvrons un enfant allongé dans un lit d’hôpital et son père désespéré de ne savoir de quel mal souffre son fils. En passant d’un protagoniste à l’autre, l’auteur éclaire peu à peu cette histoire bien sombre et nous ouvre de nouvelles perspectives et d’autres visions de l’histoire. Le Syndrome de Midas nous emmène à Londres où un jeune homme commence à réaliser son rêve en devenant trader pour un fonds de pension prestigieux. Mais l’ambition à ses limites, surtout quand on traite les gens avec la même violence que celle qu’on exerce sur les marchés. Une histoire à morale ou amorale, comme je les aime. Les séparations typographiques sont originales, même si le yen a été oublié.
Avec Fantasy Impromptue nous suivons une jeune femme qui vient d’être violée. De l’horreur de ce qu’elle vit à la honte qu’elle éprouve, elle essaye de trouver le réconfort dans sa passion ancienne pour la fantasy et plus particulièrement du petit peuple. Trouvera-t-elle la bonne voie pour les rejoindre ? Une nouvelle émouvante, sombre et cynique. Dans Fenêtre ouverte sur… ce sont les interrogations d’un homme qui retrouve un pouvoir qu’il pensait occasionnel et qui ne sait pas si cela va améliorer sa vie ou aggraver sa relation aux autres. Une plongée dans les drames humains. Jess Kaan nous propose ensuite Les herbes hautes où un jeune homme se retrouve dans une résidence d’auteurs où, outre son dossier de mise en valeur du patrimoine culturel, il mène quelques menus travaux. L’arrière de la propriété est abandonné aux herbes hautes et quand il découvrira pourquoi, il devra prendre une décision radicale. Une nouvelle dérangeante et, pour ma part, frustrante.
Dans Le Restoroute vous pouvez faire une pause ou bien manger un morceau. Toujours est-il que l’essentiel est de savoir ce qui est au menu. Une nouvelle jubilatoire à souhait. Restons dans l’ambiance routière avec La Guilde des Avaleurs d’Asphalte. Nous avons là le témoignage d’un flic déchu qui espère se racheter en mettant la main sur un homme qu’il essaye d’intercepter. Effectivement, si les flashes des radars n’arrêtent plus certains bolides, cette impunité doit bien avoir un prix. Une nouvelle intéressante dans son interprétation. Pour sa part, Kevin se sent coupable d’être le seul survivant de sa classe de CE2. Non qu’il ait été exposé au mal qui les a tous tués lors de cette sortie scolaire à laquelle il n’a pas participé, mais il sent leur présence. Comment guérir de ce traumatisme ? Une nouvelle classique qui est surtout intéressante par l’approche psychologique du héros. Enfin, c’est la plus longue nouvelle du recueil qui se profile avec London Calling, hommage aux Clash et belle mise en perspective de cet hymne punk… dans un arrière-monde cyberpunk. Ce recueil se termine sur cette nouvelle passionnante et jubilatoire.
Majoritairement les nouvelles de ce recueil sont inédites et écrites à la première personne. Pour les inédites, il faut reconnaître qu’elles sont de bonne qualité, ont parfaitement leur place dans le présent recueil, même si ma préférence va au superbe London Calling qui le clôt brillamment et qui est paru en 2004. Le recours à la première personne a pour principal inconvénient de ne pas offrir de vision globale du récit, mais je ne suis pas un fan du narrateur omniscient. Souvent, Jess Kaan contourne cet obstacle en laissant le narrateur raconter son histoire au passé jusqu’au présent qui termine le récit. J’ai découvert Jess Kaan avec des textes courts et je pense qu’aujourd’hui il semble plus à l’aise dans les formats longs, même si ce recueil assez classique est d’une belle qualité. Le style est agréable et les textes sont relativement de même taille, ce qui nous donne une certaine homogénéité. Les fissures dans la réalité qui laissent passer ou voir d’autre univers sont un des codes du genre fantastique que Jess Kaan a su exploiter avec un esprit militant et nostalgique. Un recueil à découvrir, un auteur à apprécier.
Fissures
Jess Kaan
Couverture illustrée par Pascal Quidault
Editions Lokomodo
Collection Fantastique
2012
7,30 €