Les lecteurs fidèles de David Weber et des aventures de son personnage d’aventurière de l’espace, Honnor Harrington, connaissent peut-être ce nom, celui d’Eric Flint. Si, rappelez-vous, il est accolé à celui de David en couverture de La Couronne des esclaves tome 1. Non, non, pas sur la couverture du tome 2, parce qu’il a été oublié. Pour dire l’importance qu’on accorde au bonhomme dans notre contrée. D’ailleurs il y a fort à parier que ça a dû en faire tiquer plus d’un : quoi ? David Weber n’a pas écrit ce spin-off seul ? c’est qui ce ghost-writer ?
En vérité, ni Flint ni Weber n’en étaient à leur coup d’essai, tant le premier pour avoir déjà écrit des nouvelles dans l’Honnorverse, que le second pour avoir déjà écrit un roman avec le premier. Si vous le voulez bien, faisons un petit retour en arrière, en gros vers 1999. Eric Flint est déjà un auteur important de Baen (l’éditeur original de David Weber, mais aussi de la série du Grimnoir de Larry Correïa, dont le premier tome est paru il y a peu chez L’Atalante). Chez Baen, ils ont une sorte de forum, qu’ils appellent le « Bar », où l’on se retrouve pour avoir des discussions détendues ou même sérieuses. C’est dans une de ces discussions que se développe l’univers du roman 1632 et de ses nombreuses suites.
L’intrigue est simple : suite à un petit jeu des Assiti (des E-T dont il ne sera par la suite nullement question), la ville de Grantville, bourgade de la Virginie, ses mineurs, son Highschool, sa cafet’, et tous ses habitants, sont soudain transportés de 1999 à 1632, au beau cœur de la Guerre de Trente ans, en Allemagne (enfin, du moins sa position géographique, puisqu’à l’époque, l’Allemagne en tant que telle n’existe pas encore). On suit alors les aventures de ses habitants devant survivre au beau milieu des conflits, et n’ayant en fait d’autres choix que de s’adapter et s’intégrer.
Passée la première impression de saugrenu, des bribes d’éléments éclairent très vite sur ce qui semble une intention première. C’est écrit en gros et en capitales au dos des romans : « Freedom and justice – American style » ou « American freedom and justice VS. seventeenth century tyranny ». OK, on nous rejoue un peu WWII dans le passé ? Le tout avec élans grandiloquents de patriotisme à tout va ? En quelque sorte oui. Mais d’une certaine autre façon, pas tout à fait.
Accordons-nous tout de suite sur une chose majeure : l’écriture d’Eric Flint est pour ainsi dire, assez déplorable. Une camarade qui – sur mes insistantes remarques sur le forum de L’Atalante – a osé s’essayer à la lecture des premiers opus me faisait remarquer le côté parfois proche du Harlequin de certains passages. La remarque était justifiée. Les personnages campés sont tous assez grossiers, stéréotypés, incarnant chacun plus un type d’individu et des valeurs qu’un véritable être de chair et sentiments. Il y a, de plus, cette sensation parfois un peu agaçante de volonté à la fois didactique et d’édification du lecteur. Et pourtant…
Il n’en reste pas moins quelque chose d’assez intrigant dans ce récit. Très vite les personnages se multiplient, et clairement, le personnage central, Mike (prototype du héros, fort, beau, droit, juste, de surcroît humble et qui devient en quelques pages le nouveau chef de Grantville) passe au second plan, et ce sont les seconds rôles, moins parfaits qui sont suivis de près. Certes, que ce soit ici un gros nerd drogué à World of Warcraft qui en impose en séduisant une grande et forte réfugiée allemande, un médecin noir quelque peu philosophe, une professeure légèrement féministe et très impliquée dans la vie locale, un footballeur au physique imposant, pas un intellectuel, mais un bon gars droit, voire le beau-père bourgeois incarnant la bêtise réfractaire… tous sont grossièrement taillés et leurs imperfections ne servent qu’à les rendre plus balourdement héroïques (et toujours avec cette évidente volonté d’édification). Mais étonnamment, l’on finit par s’attacher à eux, voire à se laisser décrocher une larme ou un pincement au cœur dans les moments les plus Harlequin.
En fin de compte, on croit presque se retrouver devant une de ces séries SF américaines, un peu grossières, avec de mauvais effets spéciaux, qui mettent en scène un groupe d’individus, très souvent résidant dans la même ville comme c’est le cas ici. Vous voyez ? Ce genre de séries pas tout à fait nulles, mais pas tout à fait bien fichues, qu’on ne peut s’empêcher de suivre parce qu’on veut savoir ce qui va se passer.
Et puis, c’est peut-être tout aussi important, là où l’on aurait pu s’attendre, avec les élans patriotiques bien fatigants, à une sorte d’illustration absolue du genre tous les gentils Américains contre les vilains Allemands (nazis avant l’heure), Eric la joue légèrement plus finement. Puisque l’on trouve des Américains pas sympas, et que petit à petit une partie des résidents autochtones des alentours de la nouvelle Grantville sont intégrés à la ville et participent à son nouvel essor. Et, en fin de compte, les valeurs patriotiques américaines promues par l’auteur – qui sont, pour résumer, l’entraide, l’intégration, le multi-culturalisme, la fierté du travail bien fait, l’esprit d’initiative, la justice (certes, parfois un peu trop musclée) ou la chaleur du foyer (y compris le foyer recomposé) – ne sont pas de celles contre lesquelles on pourrait crier au loup ou à la propagande active et vile.
En quelque sorte, et il s’en explique dans sa postface, l’auteur a voulu quelque chose de positif, afin de lutter contre : « the pervasive cynicism wich seems to be accepted “sophisticated” wisdom of so many today’s writers. I will have no truck with it. Of all philosophies, cynicism is the most shallow and puerile. » Il y a quelque chose de vrai dans cette déclaration, et curieusement, il y a quelque chose d’assez jouissif à se laisser prendre par cet élan.
À cela s’ajoute le choix éditorial d’Eric pour cette série : celui de laisser libre court à d’autres auteurs pour développer le 163Xverse. Dès le deuxième roman, 1633, il est rejoint par David Weber (qui en co-écrira d’ailleurs un autre), puis plusieurs autres avec ses confrères de Baen, mais aussi des écrivains amateurs inconnus, ou encore des historiens (telle Virginia Demarce, rencontrés pour beaucoup dans la discussion dédiée du « Baen’s Bar » et dans laquelle le background historique, scientifique et théorique a d’ailleurs été développé, à plusieurs. Les fans de Weber apprécieront d’ailleurs les premières lignes de ce 1633, qui débute ainsi : « “How delightfull!” exclaimed Richelieu.“I’ve never seen a cat with such delicates features. The coloration is marvelous, as well.” »
Puis il ouvre deux séries d’anthologies de nouvelles, les Ring of Fire (d’après le nom donné à l’accident qui a télé-transporté la ville dans le passé), et les Grantville Gazette, toutes deux ouvertes aux professionnels et aux amateurs. La seconde série est d’abord diffusée sur internet et propose en plus des nouvelles des articles théoriques et scientifiques sur le monde de 1632. Dans les nouvelles prennent alors vie de façon encore plus importante les personnages secondaires apparus dans les romans, voire ceux aperçus subrepticement en arrière-fond, et qui rendent, épisode après épisode, Grantville un peu plus palpable, vivante et grouillante.
Eric Flint se positionne ainsi contre une figure un peu agaçante que celle, sacrée, de l’Auteur, et donne alors son sens plein à celui de « roman chorale », puisque ce sont à la fois plusieurs voix et individus qui circulent et se rencontrent, tant dans la fiction, que dans son mode d’écriture. Et c’est cette humilité et cette ouverture qui, associées à cet optimisme général, rendent le projet un peu plus attachant.
Ainsi, malgré ses maladresses, la saga, qui continue d’ailleurs (le volume 43 de la Grantville Gazette est sorti ce 1er septembre), s’avère une curiosité. Et les possesseurs de liseuses comprenant à peu près l’anglais ne devraient pas la bouder, puisque les deux premiers romans, ainsi que les deux premières anthologies, sont disponibles, gratuitement, dans la Baen Free Library.
1632
Eric Flint
Couverture : Larry Elmore
Baen
7,99$ ou gratuit dans sa version epub
(suivi, donc, de 1633, co-écrit avec David Weber, puis des anthologies Ring of fire et Grantville Gazette et de nombreuses suites, avec beaucoup d’auteurs et co-auteurs)