Découvrir un nouvel univers d’Estelle Faye, c’est à chaque fois tomber dans un imaginaire foisonnant et passionnant. Reflet de Lune ne fait pas exception.
“Paris, un siècle après l’apocalypse. La capitale est plongée dans les pluies de printemps et Chet, dans une affaire qui le dépasse. Des sosies apparaissent pour lui faire porter le chapeau de crimes dont il est innocent. Du lagon du Trocadéro au repaire lacustre des pirates de la Villette, Chet arpente les bords de la Seine en crue à la recherche de ces mystérieux doubles, autant que de lui-même.“
Un Reflet de lune est un tome compagnon d’un Éclat de givre : il n’est donc pas nécessaire d’avoir lu le second pour comprendre le premier. L’introduction des personnages se fait en douceur, avec quelques mots pour chacun retraçant lorsqu’il est besoin le passif qu’ils ont avec Chet. Chet, quant à lui, personnage central de ce roman, est décortiqué, analysé, à travers son propre regard. De cette manière, et via des souvenirs, le lecteur comprend rapidement qui il est, ce par quoi il est passé et ce qui l’a construit. Il y a bien quelques références à l’histoire précédente, mais rien qui ne fasse décrocher un profane.
Ceci éclaircit, je vous conseille de vous plonger dans ce Paris post-apocalyptique, depuis ses bas-fonds sinistres jusqu’aux toits terrasses, sous des couchers de soleil artificiels ou des pluies diluviennes, dans une salle d’opéra ou dans un vieux bar jazzy. Les ambiances sont toutes extrêmement prégnantes et l’atmosphère sombre, pesante (et très humide) est immersive. Pour ceux d’entre vous qui connaissent, cela m’a rappelé le Paris-Capitale de Feldrik Rivat, un très bel univers également. La plume précise et riche d’Estelle Faye permet de se représenter les lieux ainsi que toutes les actions des personnages, sans que cela ne surcharge la narration, avec beaucoup de fluidité.
Le récit est rythmé par l’enquête de Chet, courant à travers tout Paris à la recherche de ses clones qui sèment la zizanie et lui valent d’être recherché, notamment pour meurtre. Entre ses souvenirs, ses rencontres tumultueuses, ses réflexions intimes, il n’y a pas de temps mort.
J’ai adoré le personnage de Chet. J’ai aimé tous les personnages : je les ai trouvés délicats, bien amenés et bien décrits, mais j’ai une affection toute particulière pour celui-ci. La narration à la première personne n’y est sûrement pas pour rien.
Chet est un personnage meurtri, blessé, sombre, qui se cherche tellement qu’il vit deux vies pour se sentir entier : Chet, qui court les rues et les amants, un peu naïf et tête brûlée, et la belle, sublime, Thaïs, chanteuse suave et idole des parisiens qui se l’arrachent pour des concerts privés. En fin de journée, Chet endosse ses talons, une robe échancrée, applique son rouge à lèvres et son mascara et devient Thaïs. Au matin, Thaïs redevient Chet et cette dualité a une grande importance dans l’histoire.
Chet, malgré cette fragilité que l’on sent en lui, est aussi et surtout libre. Il vit sa vie comme il l’entend, tente d’échapper à la surprotection de son entourage, et obéit à ses désirs (surtout charnels). Il vit dans le présent, son jazz, son chant, des histoires sans lendemain et sans amour, exprime pleinement sa liberté de penser, sa liberté d’utiliser son corps comme il l’entend. D’ailleurs, pas de tabou autour du genre et de l’attirance sexuelle dans ce roman : c’est aussi simple que ça doit l’être, chacun vit comme il est, comme il se sent, un genre, deux ou aucun.
Et pourtant, malgré son besoin profond d’indépendance, Chet ne peut résister à sa fascination pour certains êtres : coup de foudre ? Obsession ? Relation toxique ? C’est le plus gros reproche que je peux faire à ce personnage et au roman par extension : les relations entre les personnages évoluent trop vite à mon goût. Qu’il vive en se jetant à corps perdu dans la passion, soit, c’est ce qui fait le charme de ce personnage. Mais il tombe amoureux trop facilement ( il suffit de l’apparition d’un ex sous un porche pour l’arracher à un amour fou) et je trouve ça dommage, un peu en décalage avec l’expression de sa liberté.
On peut avoir la sensation étrange que Chet n’a aucune maîtrise sur sa vie : il fait des choix assez peu logiques, les actions s’enchaînent rapidement, il n’y a pas de moment plus posé, de réflexion ou même de réelle enquête. Il s’agit plutôt d’une course, ou d’une fuite en avant. C’est assez déstabilisant, mais cela colle tout à fait au personnage.
J’ai parlé beaucoup de Chet et c’est pour une bonne raison : à mon sens, il est ce roman, cette histoire.
A contrario, je n’ai pas grand chose à dire au sujet de l’enquête. Au cours de la première partie du roman, Chet découvre que des clones de lui-même se promènent dans Paris, accomplissent des actes criminels ou subissent de tristes sorts. Il va donc chercher à comprendre de quoi il en retourne dans la seconde partie. Cependant, si l’idée est intéressante, je ne l’ai pas trouvée assez exploitée. A cela s’ajoute un ressort scénaristique final qui retourne complètement une situation désespérée en quelque battement de cils. Ce deus ex machina aurait pu intervenir 300 pages plus tôt et l’on aurait mis le générique de fin tout de suite.
Les conditions climatiques, un véritable déluge, ces clones, de troublantes découvertes en botanique, et une secte, tout semble lié, mais finalement, on ne s’approche pas vraiment de la résolution de l’enquête. Chet trouve ses réponses, le lecteur a tous les éléments, mais il n’y a pas de confrontation. Pas pour notre héros en tout cas, qui le raconte de loin. Un parti pris intéressant, qui me conforte dans l’idée que ce roman est un personnage plus qu’une histoire.
Ce Paris post-apocalyptique et cette enquête tentaculaire sont de mon point de vue une toile de fond pour élaborer et dépeindre un personnage instable, mais attachant, à la fois en fuite et en quête de lui-même. Un personnage qui prend toute la place, par son mal de vivre, son besoin de vivre. C’est beau et déchirant : venez rencontrer Chet !