Une route qui se perd dans la brume ou un nuage de sable qui ne laissent apparaître dans le lointain que la silhouette d’un homme et quelques monts comme on en trouve dans la vallée de la mort. Cette vision est déjà menaçante en soi, mais ajoutez-y cette route inclinée et vous comprenez alors que vous touchez à une anomalie dimensionnelle qui a bien des secrets à révéler. C’est la restitution parfaite de ce roman qu’Aurélien Police a, une fois encore, réussi à réduire en une seule illustration.
Robert Jackson Bennett est l’auteur de huit romans, dont sa trilogie The Divine Cities qui n’est pas encore traduite en français. En 2010, il a obtenu le prix Shirley Jackson du meilleur roman pour Mr. Shivers traduit en français par Élisabeth Vonarburg, le seul texte jusqu’alors traduit dans notre langue. En 2018, c’est au tour d’American Elsewhere d’être repris dans la langue de Molière grâce à la traduction de Laurent Philibert-Caillat pour la toute nouvelle, mais déjà impressionnante par sa sélection, collection Imaginaire chez Albin Michel. Signe du destin ou pas, American Elsewhere a également obtenu le prix Shirley Jackson du meilleur roman en 2013.
Parmi les commentaires parus lors de la sortie de ce livre, celui du Library Journal est mis en avant : « Un merveilleux cadeau pour les lecteurs de Stephen King et Neil Gaiman. » Généralement, ces commentaires sont purement promotionnels, mais dans ce cas, on retrouve effectivement un peu de ces auteurs dans les ambiances du livre. Ainsi on ne peut s’empêcher de penser à King pour l’aspect petite communauté perdue au milieu d’une nature qu’elle ne maîtrise pas et à Gaiman pour cette nature et le côté dieux anciens qui y survivent encore. Pour ma part, j’y ajouterais aussi une série télévisée qui, durant ma jeunesse m’a fascinée, Le Prisonnier où un homme essayait en vain d’échapper à un village et à ses mystères.
Wink, c’est ainsi que se nomme cette petite ville du Nouveau-Mexique. Elle a été construite après la Seconde Guerre mondiale pour héberger les chercheurs d’un centre de recherche sur la matière quantique. Dans les années soixante-dix, avec la fermeture du centre, ses habitants sont devenus plus ordinaires permettant une nouvelle mixité sociale en perdant son statut de zone fédérale. Et puis, elle a été oubliée. Les cartes ne l’indiquent même plus. Seuls les résidents des bourgades alentour en ont vaguement entendu parler, car on y rentre rarement et on n’en sort presque jamais.
Mona a été flic et puis un jour elle en a eu assez et a pris la route pour voyager à travers les États-Unis. Elle a commencé cette nouvelle vie juste après son divorce. Elle avait jusqu’alors la vie toute tracée telle qu’on l’entend dans l’Amercan Way of Life. Nous découvrons cette héroïne lors des obsèques de son père. Un père qu’elle n’aimait pas et dont elle hérite. Elle qui ne possède plus grand-chose, peut-être la succession lui permettra de rebondir. Dans tout le bazar amassé d’une vie, Mona découvre des photos de sa mère heureuse. Elle s’est suicidée trente ans plus tôt et ne lui avait jamais paru heureuse. Mona découvre qu’elle est propriétaire d’une maison à Wink, là où sa mère avait été chercheuse et avait connu la joie.
Mona décide de se diriger vers Wink et, après bien des déboires géographiques, atteint enfin cette ville qui ressemble à un éden perdu au milieu de nulle part. Mais Wink cache des secrets, des gens amicaux qui murmurent dans son dos. Car il faut dire qu’elle arrive en ville quand on enterre un de ses habitants les plus respectés qui vient d’être assassiné. Les habitants savent qu’il ne faut pas sortir la nuit et trop s’éloigner du centre-ville et que la forêt peut se révéler hostile certaines nuits. Certains peuvent sortir, telle Gracie qui bénéficie d’un accord avec les autres, mais Joseph, celui qui l’aime, comment vivra-t-il cela, lui qui n’est qu’un habitant ordinaire de Wink ? Tous ces mystères, ces non-dits, et cette tempête qui ravagea Wink le jour du suicide de la mère de Mona ont tout pour l’intriguer et la pousser à découvrir ce qu’est réellement Wink. Assurément ce texte est pour moi la première claque de 2018 qui a bien tardé cette année. Une expérience dense et extrêmement immersive, écrite par une plume dont il faudrait de toute urgence traduire le reste de l’oeuvre.
Et alors que j’écris ces mots, Gilles Dumay, responsable de la collection Imaginaire chez Albin Michel, vient d’annoncer que Founders, la dernière trilogie de Robert Jackson Bennett, va paraître dans cette collection. Founders a, outre le fait d’avoir été accueilli avec enthousiasme outre-Atlantique, le mérite d’être un récit à la fois de fantasy et de science-fiction. Il faudra cependant se montrer patient, car le programme de parution pour 2019 est bouclé et ce serait en 2020 que Founders devrait sortir après avoir été traduit, comme ici avec brio, par Laurent Philibert-Caillat et comme il s’agit d’un beau pavé, ce sera encore un travail de longue haleine. Ce nouvel acteur de l’imaginaire qu’est Albin Michel Imaginaire n’a décidément pas fini de nous surprendre.
American Elsewhere
Robert Jackson Bennett
Couverture illustrée par Aurélien Police
Traduction par Laurent Philibert-Caillat
Albin Michel
Collection Imaginaire
2018
29,00 €