« On m’a donné de nombreux noms. Le Faiseur de veuves. L’Epée de glace. Le Danseur rouge. Je suis Rekk. Le Boucher. Je fais toujours la différence. »
Musheim, capitale d’un empire en paix. Le quotidien est bien morne et paisible pour Mahlin et Shani. Simple soldat du palais, Mahlin s’ennuie ferme malgré ses talents d’épéiste qui lui ont valu quelques prix. Ses seules distractions se résument aux entraînements, aux conversations avec ses camarades soldats et ses rencontres avec Shani. Certes, la jeune servante est assez banale mais elle est gentille et apprécie sa compagnie. Un soir de garde à l’une des portes de la cité, Mahlin voit apparaître une jeune femme qui va changer leur vie. Fille de Duc envoyée à la capitale pour parfaire son éducation, Deria n’a rien d’une noble. Belle, bretteuse hors pair, garçon manqué, généreuse, elle préfère la compagnie des deux jeunes gens et les escapades nocturnes aux codes de la noblesse de cour. Mais lorsque son corps est retrouvé violé et sans vie dans une ruelle du quartier pauvre, Mahlin comme Shani sont abasourdis. Pire encore : Mahlin se voit promu en échange de son silence sur la mort même de Deria. Pourquoi Deria devrait-elle passer pour disparue ? Ensemble, les deux jeunes gens décident d’honorer la mémoire de leur amie. Ils partent donc vers le nord où demeure le père de Deria afin de lui apprendre la triste vérité. Ils ignorent encore que le Baron de Froideval est celui qu’on a surnommé Rekk le Boucher…
Vengeance. Maître mot des Epées de Glace, la vengeance est le moteur de ses personnages. Elle les saisit tour à tour, modèle leurs actions, leurs émotions et les mène lentement mais sûrement au gouffre du destin qui les lie.
Qu’elle possède Mahlin, Shani, Rekk le père de Deria, Laath le voleur devenu son ami, Theorocle, l’héritier du trône impérial, Mandonius un noble comploteur ou n’importe quel autre protagoniste, la vengeance se décline en autant de visages que Les Epées de Glace compte de personnages.
Olivier Gay démontre qu’il peut exister un bon roman de Fantasy français, sans magie, uniquement centré sur le suspense, les complots et ficelé comme un bon thriller. On ressent l’évidence de sa maîtrise du roman policier à travers l’intrigue qu’il met en place, chapitre après chapitre, tissant une toile qui englobe tout le petit monde de son histoire, l’y implique et offre un rôle crucial à chacun.
Après une brève et dynamique présentation de ses deux plus jeunes héros, de la trop belle Deria, de l’environnement nocif de la cour impériale, Les Epées de Glace sombre dans une tension grandissante qui culmine une première fois avec l’inévitable crime qui enclenche l’action et les conspirations. Car la mort de Deria peut se révéler simple incident, malheureux, inévitable sans doute au vu du caractère de la jeune femme, mais involontaire ou bien dommage collatéral d’un complot visant l’empereur, sa famille ou l’empire lui-même… Quoiqu’il soit, il pousse Mahlin et Shani dans une course en avant quelque peu irréfléchie, incite certains nobles au complot, motive plus que jamais un changement de souverain, de régime et annonce la fin d’une paix autrefois durement gagnée.
Dès lors, Olivier Gay n’en finit plus de semer les pistes comme autant de miettes de pain, égarant le lecteur pour mieux le surprendre et le pousser plus avant dans la lecture de ce roman qu’on peine à lâcher. Chaque ficelle bien connue se retrouve ainsi enveloppée d’une aura de suspense qui lui donne une saveur irrésistible.
Le décor est vite et bien planté. Un empire en paix, qui s’englue presque dans son confort, oubliant ses pauvres et la menace que l’on découvre latente aux frontières nord comme dans les pays soumis mais dont les représentants commencent à grincer des dents.
L’aspect roman initiatique mettant en scène le voyage périlleux mais profitable de deux jeunes gens ignorants des dangers du grand monde et rencontrant un maître pour les guider n’est guère original. De même que l’environnement d’un empire façonné par d’anciennes guerres bien sanglantes dont on a volontiers oublié les sacrifices et les horreurs pour savourer une paix méritée et matériellement profitable. Mais Olivier Gay prend le contrepoint de ce qui pourrait paraître banal.
Mahlin n’est pas vraiment le guerrier en devenir, il est bien trop orgueilleux et quelque peu travaillé par ses appétits naissants de jeune homme. Mais son bon cœur, sa volonté et son désir de justice redorent cette personnalité de prime abord peu attrayante. Shani, servante trouillarde, boulote, envieuse de la jolie Deria, ne semble quant à elle poussée à l’aventure que par gratitude envers cette noble qui lui a donné son amitié et par l’illusion toute légitime que ce voyage lui offrira de briller aux yeux d’un Mahlin qui l’a vite oubliée au profit de Deria. Deux héros qui n’ont donc rien d’exceptionnel, qui écoutent aussi bien leurs égoïstes et si communs désirs que la petite voix discrète de ce qu’ils pourraient devenir, à condition de survivre… Second choc narratif après la mort brutale de Deria, la nature terrifiante de son père aiguillonne la curiosité du lecteur comme elle terrasse les projets de Mahlin et Shani. Rekk le Boucher, le tueur sans pitié, prêt à tout pour obtenir vengeance, voilà un maître que l’on ne souhaite pas à nos jeunes héros. Aveugle à ses responsabilités, à ses devoirs de gardien du nord de l’empire, aux drames qu’il provoquera, Rekk n’est plus que rage et haine qui entraîne dans son sillage un Mahlin inquiet mais entêté et une Shani qui ne sait plus que faire si ce n’est tenir ses engagements.
Fantôme dans leur cœur, Deria continue de leur jouer des tours intéressants. Tandis que Rekk refuse toute raison, que Mahlin tient à se montrer digne de la confiance du Boucher, Shani se rebelle lentement face à l’adversité de ce destin qui lui échappe. Et cette transformation progressive qui s’étend tout au long du récit en fait le personnage le plus intéressant. Elle ne devient pas une guerrière superbe en quelques pages. Avec mesure et réalisme, Olivier Gay façonne Shani physiquement et mentalement. Les semaines de chevauchées lui rendent un physique agréable, les heures d’entraînement réclamé non pour combattre le premier venu ou tenter de copier Deria, son modèle, mais pour savoir se défendre seule, lui offrent confiance en elle et changent son mental. Shani ne court plus après Mahlin ou la mémoire de Deria, elle se cherche et se trouve peu à peu sans pour autant devenir une guerrière improbable. Troisième protagoniste vedette, Rekk demeure un mystère pendant une bonne part du roman. Néanmoins, on apprend par quelques allusions, souvenirs, conversations avec d’anciennes connaissances, d’où lui vient son surnom, cette rage qui le caractérisait même avant la mort de sa fille, et on comprend qu’il est peut-être un pion dans les complots en place. Le passé se mêle au présent, nourrit les vengeances, trimballe les soupçons des protagonistes et du lecteur.
Entre les figures bien construites de nobles insatisfaits, revanchards ou envieux, d’un héritier impérial imbus de sa personne et capricieux, d’un empereur faible car philanthrope aveugle, d’un groupe clandestin de rebelles, d’un nombre grandissant de mercenaires et autres assassins, de représentants d’un grand peuple soumis par le sang n’attendant qu’un faux pas pour relancer les conflits, de soldats plus fidèles à leur Boucher de baron qu’à la couronne, les suspects ne manquent pas à Musheim comme ailleurs. Depuis les plus crasseuses ruelles du quartier pauvre jusque dans les luxueux couloirs du palais impérial, nombreux sont ceux qui auraient pu s’en prendre à Deria et plus nombreuses encore se profilent leurs motivations comme ceux prêts à profiter de sa mort pour assouvir leurs ambitions. Les rebondissements sont légion car nos héros doivent faire avec des assassins, des ennemis de l’ombre, des retours de fortune inattendus et de faux amis. Les mailles des comploteurs sont si denses qu’il faut bien attendre la dernière page pour savourer la vérité sur la mort de cette jeune fille, drame qui a fait boule de neige, fauché bien des vies et mis à mal une paix finalement bien fragile.
Servi par une écriture fluide, puissante et rythmée, Les Epées de Glace n’est pas qu’un roman de Fantasy, c’est une enquête à tiroirs haletante, conduite par des personnages attachants car si humains et que rien ne préserve, le genre de récit dans lequel tout peut arriver.
Raison de plus pour plébisciter cette édition en version intégrale par Bragelonne car le premier tome se terminant sur un suspense digne des plus grands scénarii, l’attente serait insupportable. Sans faute, auréolée de sa superbe illustration œuvre de Magali Villeneuve, Les Epées de Glace – L’Intégrale est un très bon exemple de la qualité de l’imaginaire français.
Les Epées de Glace – L’Intégrale
Olivier Gay
Bragelonne
Collection : Intégrale
Illustration : Magali Villeneuve
2 décembre 2014
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