Mangeterre est un conte moderne, brutal et sublime, signé Dolores Reyes.
Mangeterre possède un don hors du commun : quand elle ingère la terre que des femmes brutalisées ont foulée, elle peut entrevoir leur terrible sort. Très vite, des familles désespérées affluent de toutes parts pour lui demander son aide, qu’elle accepte de leur fournir, malgré la douleur provoquée par ses transes autant que par la souffrance qu’elle lit dans les yeux de ses parents.
Dans un mélange ensorcelant de réalisme magique et de suspense, Mangeterre frappe de la première à la dernière page, porté par l’écriture lumineuse et brutale de Dolores Reyes. Une nouvelle manière d’évoquer le fléau des féminicides en Argentine.
Voilà un roman qui met une claque tout au long de la lecture, et ce dès la première page !
Plume brutale et familière :
Écrit à la première personne, Mangeterre est un roman qui nous bouleverse à peine ouvert. Tout d’abord, c’est la plume de Dolores Reyes qui nous frappe par sa brutalité et le langage familier des personnages. En effet, l’enseignante nous plonge directement dans l’Argentine miséreuse des bidonvilles. Point de trottoirs, de rues goudronnées ou d’happy end. La vie est dure. La réalité cruelle. Des femmes disparaissent, victimes de féminicides et de la société sexiste dans laquelle elles vivent. La langue est colorée, empreinte d’argot. Elle nous touche par son réalisme ainsi que par la justesse des phrases. La beauté de l’écriture de Dolores Reyes réside dans cet équilibre du langage familier et de sa justesse d’utilisation.
Le thème de la violence :
Notre première rencontre avec Mangeterre intervient après la mort de sa mère. Son père parti, elle est accompagnée de son frère Walter ainsi que de son oncle et sa tante. On la suppose jeune, une dizaine d’années tout au plus. Cependant aucune indication temporelle ne nous précise l’âge des personnages et ce tout au long du roman, bien que l’on comprenne que plusieurs années passent. Ce n’est pas le plus important. Ce qui importe c’est la disparition violente de la mère de Mangeterre ainsi que son incapacité à faire son deuil. À travers la terre, elle souhaite que sa mère reste à ses côtés. Mais cela est impossible. Alors, elle mange la terre sur laquelle sa mère a vécu pour la voir, ainsi que son père. Sa famille, choquée par son comportement, l’accable de reproches et fait tout pour qu’elle cesse. Hélas, le malheur frappe encore. La maîtresse d’école de Mangeterre disparaît et la jeune fille s’en inquiète. Elle mange alors la terre de la cour d’école afin de la revoir.
Réalisme magique :
Terme dû au critique d’art Franz Roh (1890-1965), le réalisme magique est une expression qui qualifiait tout d’abord les peintures des artistes ayant exposés en 1925 à la Kunsthalle de Mannheim. Il rend compte d’éléments perçus et décrétés comme “magiques”, “surnaturels”, “irrationnels” qui surgissent alors dans un environnement “réaliste”. Avec la traduction de l’ouvrage de Roh en espagnol, l’expression s’étend bientôt à la littérature, en particulier la littérature sud-américaine. Dolores Reyes inscrit Mangeterre dans ce réalisme magique sud-américain. Comme il a été dit plus haut, la langue autant que l’environnement sont vraisemblable et réalistes. Pourtant, les capacités de la jeune Mangeterre ne le sont pas. Elles sont surnaturelles, magiques. Elles nous plongent dans un univers sombre, violent cauchemardesque duquel l’héroïne ainsi que son frère peinent à se dépêtrer. Jusqu’à la dernière ligne, on attend le souffle coupé un dénouement dont on ignore s’il sera triste ou joyeux.
Selon les statistiques de 2020, une femme est tuée toute les 32 heures en Argentine ! On comprend ainsi mieux pourquoi Dolores Reyes s’est emparée du sujet. À travers sa plume et son conte, elle rend un hommage bouleversant à toutes celles qui n’ont plus de voix et ne peuvent plus se défendre. Une sublime horreur. Avec Mangeterre, elle nous met face à la réalité cauchemardesque de plusieurs milliers (voire millions) de femmes à travers le monde. À lire absolument !