La Guerre des bulles – Kao Yi Feng

 

« Le vent, qui s’était mis peu à peu à poudroyer, se dissimula bientôt derrière les ailes des moineaux affolés fuyant en tous sens, soulevant des cyclones invisibles. Perché sur le toit, Chenapan remarqua quelques rafales bleu clair charriant des plumes qui finissaient par se greffer sur les bulles. »

C’est à Xinchen, petite ville isolée à flanc de montagne, et en proie à des difficultés chroniques d’approvisionnement en eau, que les enfants, las de subir les effets de la paresse et de la désinvolture des adultes, décident un beau matin de remédier eux-mêmes à la situation. On douterait que la chose soit possible, mais depuis que ces enfants ont déversé dans une citerne dont ils ont au préalable modifié la pompe et le souffleur suffisamment de savon pour que la bourgade soit envahie par des nuées de bulles aux propriétés magiques, la frontière entre possible et impossible semble avoir été singulièrement ébranlée.

« C’est justement parce qu’elle n’est pas chargée que cette carabine peut tuer les adultes. Tu es déjà mort. Désormais, le bureau est sous le contrôle du bataillon. »

Ils commencent donc par investir de Comité de Gestion et en liquider le délégué en chef avec un carabine d’enfant en plastique. Un assassinat qui tient à la fois du réel et du métaphorique, puisque le spectre dudit délégué, pas tout à fait convaincu de sa mort, continuera à croiser les enfants et à discuter avec eux comme si de rien n’était. Mais faut-il s’en étonner dans un monde où, entre autres merveilles, les serpents s’accouplent avec les fleurs ?

Gao Ding, le général, Er Ding son frère d’adoption, leurs amis Petit Jinbo, Graine, Torpille, et enfin Chenapan, qui court sur les câbles électriques et porte un écureuil sur l’épaule, constituent les cinq têtes pensantes et dirigeantes des enfants désormais au pouvoir. Au pouvoir, parce que bulles magiques et alliées leur procurent un indéfectible soutien. Au pouvoir, parce que les adultes paresseux et indolents s’accommodent fort bien d’être laissés de côté. D’autant que ces enfants sont passablement travailleurs : ils s’obstinent, s’acharnent, surveillent, bricolent, cherchent mille et une solutions, et parfois les trouvent. Les adultes passent donc à l’arrière-plan, et, hormis quelques parents fugitivement entrevus, hormis un vieil homme promenant ses chiens, hormis une vieille femme que l’on dit sorcière, ils feront à peine partie du décor. Autre adulte et seul lien avec le monde extérieur, un facteur bienveillant qui à chaque fois propose son aide.

« Quand les chiens meurent, ils continuent quand même à grandir. »

Les adultes ont été désinvoltes avec les carences en eau, mais aussi vis-à-vis de la prolifération de chiens sauvages déjà responsables d’agressions, et qui s’attaquent particulièrement aux enfants. Des chiens qui possèdent plus d’un tour dans leur sac, des chiens qui reviennent sous forme de spectres. Des chiens qui une fois morts réapparaissent dans les miroirs de sécurité de la route en lacets, et y happent les reflets des enfants qui patrouillent.

« Et lorsque les deux spectres canins furent à une certaine distance, leurs poils qui diffusaient une lueur brumeuse firent jaillir des rais d’électricité statique et se hérissèrent comme ceux des chats. »

Une indiscutable part de violence et de cruauté dans cette lutte féroce entre les enfants et les chiens, une part d’âpreté dans ce roman sur lequel plane pourtant un parfum de magie. Âpreté des efforts des enfants qui doivent pallier au manque d’eau mais aussi rendre la cité autarcique sur le plan alimentaire : culture, semis, travaux, remplacement des espaces verts par des plantations de riz – sans compter l’aide, au moins transitoire, de ces champignons « cuisse de poulet » qui en poussant donnent des poulets entiers. Âpreté de l’existence de ces enfants qui en attendant la pluie, en supportant les vagues de chaleur, se dépensent sans compter mais qui, par moments, préféreraient avoir une enfance plutôt que d’accomplir aussi tôt les tâches des adultes.

« J’avais bien dit avant le début de l’opération qu’on n’était pas assez d’enfants. »

On se demande, un peu inquiet, comment l’auteur va réussir à terminer son roman, ce qu’il fait par une pirouette peut-être un peu facile, de la manière la plus simple qui soit, une « fin de partie » qui ne rend sans doute pas pleinement hommage à sa richesse mais reste en harmonie avec le propos, ou plus particulièrement avec les propos. Car il y aurait beaucoup à dire sur ce roman qui mêle réalisme et surréalisme, ce roman qui à la douceur des rêves associe l’horreur des cauchemars, et qui, d’une certaine manière, résume l’éternel problème des utopies dramatiques ou désenchantées. On pourra trouver bien des symboles – ces enfants qui en essayant de capturer un chien ne parviennent à attraper qu’une ombre, ces enfants qui mettent en place le rationnement et des grillages électriques, cette tentation de l’autarcie mise à mal devant la nécessité du détournement et du vol pour n’en citer que trois parmi plusieurs dizaines – bien des allusions à l’Histoire et à d’autres histoires. Utopie cruelle comme le sont toutes les utopies, avec leurs indéniables réussites, et, non moins indéniablement, avec la destruction des rêves face au principe de réalité, « La Guerre des bulles » n’est pourtant pas que cela. Il faut lire « La Guerre des bulles » en prenant son temps, pour se laisser imprégner par son ambiance singulière, pour se laisser convaincre par ce réalisme magique à la taïwanaise qui n’est pas tout à fait celui dont nous avons l’habitude, pour réfléchir à ce qu’en de telles circonstances nous ferions nous-mêmes, soit en tant qu’adulte soit en tant qu’enfant, dans l’étrange et lointaine bourgade de Xinchen.

La Guerre des bulles

Kao Yi Feng

Traduit du chinois (Taïwan) par Gwennaël Gaffric

Couverture : EsHanPhot ; illustrations intérieures : Carla Richard

Éditions Mirobole

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