Espace lointain – Jaroslav Melnik

Il se nomme Gabr, il vit heureux dans la mégapole avec son amie Lioz. Tout irait pour le mieux dans le meilleur des mondes si d’étranges sensations ne venaient l’assaillir. Heureusement, les thérapeutes sont là : on lui met des pansements sur les yeux, responsables de ces perceptions étranges. Il doit rester prudent : la psychose hallucinatoire n’est pas loin. Mais l’état de Gabr ne s’améliore pas, bien au contraire. Devient-il réellement fou ? Pas Vraiment. Ce qu’il est en train de comprendre, c’est qu’ils en train de recouvrer la vue, un sens dont sont privés les millions d’habitants de la mégapole.

« Contrairement à la vraie notion de liberté qui est liée à l’espace proche, l’acceptation notée ci-dessus définit la liberté comme la possibilité de s’évader, d’aller loin. Il est communément admis pourtant que la notion d’évasion n’a pas de fondement. L’idée de la liberté découle donc d’une erreur de raisonnement. (…) La notion de liberté n’est plus utilisée de nos jours, car elle est un pur produit de la spéculation sophistique. »

Dès lors, tout se complique. Dans ce monde où la seule notion de topographie acceptée est celle d’espace proche, ou des arguties de sophistes, d’intégristes ou d’états totalitaires parviennent à persuader tout un chacun que l’espace lointain n’existe pas, qu’il n’y a pas d’autres lieux, que l’on ne se déplace pas réellement, que peut-être l’espace n’est composé que des segments d’espace proche qui se substituent les uns aux autres, il est bien difficile, lorsque l’on devient voyant, de conserver la raison. Gabr refuse de se laisser aveugler, se dérobe, puis est finalement enlevé par des révolutionnaires, aveugles eux aussi. Et, découvre, au fil de ses aventures, que la mégalopole est secrètement dirigée par une élite de voyants.

« L’espace lointain n’existe pas, c’est de la fiction : on apprend ça dès le plus jeune âge. Alors, on arrête d’y penser. »

Dans l’univers créé par Jaroslav Melnik, tous les humains, quels qu’ils soient, sont pourtant aveugles d’une manière ou d’une autre. Car la cécité n’est pas seulement physique : le plus important demeure ce que l’on est incapable de concevoir. Ainsi les révolutionnaires sont-ils incapables d’accepter les vérités que Gabr leur rapportera, à savoir qu’il n’est pas une exception mais que d’autres sont comme lui capables de voir. Ainsi les dirigeants voyants de la mégalopole sont-ils incapables de voir, de savoir, de comprendre pourquoi ils ne sont rien d’autre que les rouages de cette gigantesque cité dont l’origine et la finalité leur échappent, dissimulées au-delà de l’horizon temporel. Une cité créée en des temps si anciens que la mémoire en a été perdue, et qu’ils sont devenus incapables de se demander ce qu’il existe au-delà, ou si même il existe autre chose.

« La vérité n’a jamais été avilissante. C’est vous qui humiliez les gens puisque vous leur cachez la réalité, dont l’existence vous est parfaitement connue. »

La cité, la « polis » des Anciens, étroitement liée au « topos », à l’horizon, aux limites, mais aussi le mensonge, l’aveuglement à tous les sens du terme, l’oppression, le mensonge, la liberté, la servitude volontaire dont parlait Etienne de la Boétie : autant de thématiques classiques de la science-fiction, des utopies, des dystopies, des lendemains qui chantent ou qui déchantent. Et Gabr comprendra qu’hériter de dons inattendus, faire partie des élites appelées à diriger la mégalopole, c’est aussi – du moins en ce qui le concerne – comprendre que l’on reste d’une certaine manière aveugle, et que l’on redevient incapable de s’orienter dans les ténèbres. Que la rupture entre voyants et non-voyants, entre éveillés et non-éveillés, entre moutons et entreprenants est définitive et que toute tentative d’éveiller les uns et les autres est vouée à l’échec. L’espace proche est trop définitivement ancré. Tout comme dans le monde réel, nous demeurons aveugles à ce que nous ne sommes pas capables de toucher – comprendre : nous voyons, mais demeurons aveugles à ce qui n’est pas capable de nous toucher.

« Nous continuons à habiter, et même à vénérer, cet espace qui nous a étouffés. »

La narration classique permet au lecteur de découvrir le monde de Gabr à mesure que celui-ci s’éveille à sa complexité, mais « Espaces lointains » s’enrichit d’une série de sources qui viennent ici et là renforcer cette narration. « Extrait d’un manuel de géosophie pour les collèges de sixième catégorie », « Extrait d’un manuel de biométrie », lettres, courriers, « Extrait de manuel de psycitie pour les établissements de santé », « Extrait du dictionnaire des archaïsmes », dépêches, interviews, extraits du « Diapason des sentiments inexplorés », passages du recueil de poésie « Proche lointain » viennent donc au renfort de l’intrigue, mais appuient parfois trop ostensiblement son discours.

« La vérité avait un goût amer. Pouvait-elle donc assassiner ce qu’on avait considéré comme sacré ? »

Ce caractère trop ouvertement explicatif, ces dialogues tour à tour théâtraux, didactiques, démonstratifs, ces extraits de sources variées qui à l’occasion évoquent des manuels sont responsables de plus d’une longueur. Tous se passe comme si « Espaces lointains » était à la fois texte et explication de texte, comme s’il était en même temps le roman et son propre dossier documentaire, son propre cahier d’exercices. On dirait que l’auteur, en revenant sans cesse sur les fondements et les péripéties de son histoire, cherche à les épuiser, encore et encore, cherche à les peler, couche après couche, en une série d’explications dont le caractère trop scolaire finit par nuire au récit, comme si Jaroslav Melnik craignait que le lecteur, lui-même partiellement aveugle, ne soit pas capable de tirer de lui-même les enseignements d’une fiction qui n’a pourtant rien d’obscur.

« Les fondements de notre système sont inébranlables. Et il n’y a aucune raison d’en douter. »

Fable, métaphore, leçon politique, dystopie à l’ancienne, variation sur les thèmes de « 1984 » d’Orwell  et du “Pays des aveugles” de H.G. Wells avec une touche de Kafka, « Espace lointains » possède assurément une tonalité particulière. Loin des tâtonnements et des vertiges e la science-fiction contemporaine, ce roman fait reposer solidement son discours sur un arrière-plan de technologies évoquant le vingtième siècle. « Espaces lointains » a donc le charme de ces vieux films d’anticipation en noir en blanc qui, il y a plusieurs décennies, éveillaient les spectateurs aux dangers d’un futur trop policé et aux risques liberticides des pouvoirs ouvertement manipulateurs. Il faut voir « espaces lointains » comme un bel hommage à la science-fiction orwellienne, cette science-fiction qui, en nous avertissant des dangers menaçant ce qui est devenu notre présent, aura peut-être permis d’éviter qu’ils ne s’y réalisent dans leur pleine et entière absurdité.

Espaces lointains
Jaroslav Melnik
Traduit du lituanien par Margarita Barakauskaité-Le Borgne
Couverture : Sean Habig / WIP Brands
Editions Agullo

 

Les éditions Agullo sur eMaginaraock :

L’installation de la peur

http://www.emaginarock.fr/linstallation-de-la-peur-rui-zink/

Bagdad, la grande évasion :

http://www.emaginarock.fr/bagdad-la-grande-evasion-zaad-s-hossain/

L’Organisation

http://www.emaginarock.fr/lorganisation-maria-galina/

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