La Fièvre – Sándor Jászberényi

« La lune découpait sa silhouette gigantesque, on voyait distinctement ses crocs. Son haleine s’échappa de sa gueule lorsqu’il se mit à aboyer. Les balles fauchèrent l’âne qui se trouvait sur la colline, une gerbe d’étincelles illumina les pierres, mais le chien noir resta impassible, comme si les balles glissaient sur lui. »

Sándor Jászberényi, grand reporter hongrois, a longtemps travaillé comme correspondant de guerre au Moyen-Orient, et couvert, entre autres, les soi-disant « printemps » arabes, la crise du Darfour et la révolution houthie au Yémen. Avec « La Fièvre », il propose au lecteur, sous forme de quatorze textes oscillant entre le vécu et l’imaginé, un « entre deux » entre réel et fiction qui bascule à l’occasion sur le mode fantastique. Ainsi, dans « Le diable est un chien noir », du côté de Sana’a (Yémen), un chien noir monstrueux, diabolique, et apparemment résistant aux balles, terrifie les bergers, dévore les défunts dans les grottes mortuaires, et même s’attaque aux vivants dans les hôpitaux. Un châtiment divin ou l’œuvre du diable ? Peut-on traquer ce monstre sans risquer soi-même d’être maudit ?  Au Tchad, impacté par la migration d’ethnies originaires du Soudan, jetées sur les routes par le conflit perpétuel du Darfour, il est possible de consulter des individus nommés les « cavaliers fantômes », régulièrement visités par des esprits, et qui seraient bien capables de prédire l’avenir aux soldats français positionnés dans ce pays : belle et classique histoire de devin et de destin pour « La Règle de Blake », où tout se joue dans la hutte d’un de ces cavaliers fantômes. Dans ces contrées conflictuelles, les journalistes se laissent sans doute un peu trop fasciner par le mal, aussi ne faut-il pas s’étonner d’entendre de la bouche d’un narrateur : « J’avais envie de voir le diable. Zeinab m’a raconté que Suakin était un lieu hanté où le diable s’asseyait sur votre poitrine la nuit. » Il pourrait bien, en effet, le rencontrer à l’issue de la nouvelle intitulée « La Fièvre ».

« Je regardai par la vitre. Le soleil tapait fort, l’air était brûlant, les falaises antiques de Cyrène étincelaient, faisaient penser à des dents blanches sur le crâne d’un squelette humain. »

Le diable, il n’y en a pas forcément besoin dans ces régions de violence perpétuelle, d’assassinats, d’intégrisme religieux, de refus d’ouverture à l’autre et au monde. Que ce soit le printemps arabe égyptien avorté  où un chirurgien du Caire fait l’expérience difficile du réel  en échouant à sauver sa fille fauchée par une balle perdue (« Ahmed Salem a abandonné Dieu »), avec l’assassinat gratuit de journalistes étrangers dans le chaos de la capitale égyptienne (« Die Toten Reiten Schnell ») ou le rapt d’une femme et l’assassinat non moins gratuit de sa famille par des soldats tchadiens à N’Djamena, les ténèbres ne sont pas forcément celles de l’au-delà mais bel et bien celles de l’âme humaine – où de son absence – que l’auteur explore de manière clinique, descriptive, avec ici et là des aveux d’impuissance.

« Il te demande où tu vas, tu lui réponds : au bout du monde. Il hoche la tête, et t’informe que l’endroit se trouve à cent cinquante kilomètres. Au-delà du bout du monde, ce sont les ténèbres, et on y claque des dents. »

Oscillation, donc, entre fantastique terrifiant et réel plus terrifiant encore. Oscillation également entre lumière et ténèbres, entre les pays démocratiques et les pays qui n’ont que faire des droits de l’homme : au bout d’un moment, le photoreporter écartelé n’a plus vraiment sa place ni dans un monde ni dans l’autre, se trouve condamné à repartir, à fuir un réel devenu âpre pour en gagner un autre plus âpre encore (« Dans le désert, il fait froid le matin »). Un choix que sur le plan technique il conserve néanmoins, un choix qui est aussi une chance que tout le monde ne peut avoir : ainsi dans « Le Champ » décrit-il la réalité mille fois vécue des travailleurs humanitaires, employés locaux et étrangers des ONG : lorsque la situation devient trop tendue, les seconds ont la possibilité de partir, les premiers n’ont pas d’échappatoire.

« Il avait ébauché une théorie selon laquelle la réalisation de grandes choses n’avait rien à voir avec celui qui les produisait. Quelqu’un ou quelque chose d’autre était à la manœuvre dans le processus de création, ici, en l’occurrence, de photographie. »

« La Fièvre », ce sont aussi les vicissitudes d’un métier qui connaît ses hauts et ses bas, le cynisme des grandes agences de presse qui préfèrent employer des reporters locaux, moins coûteux en frais d’hôtel et d’avion et dont elle n’auront pas à payer les obsèques si les choses tournent mal : dans  « Profession photoreporter », on voit un photographe de guerre abandonné par la grâce, par le talent ou par la chance, recyclé en nourrice pour une jeune journaliste aux dents trop longues et qui, avec un cynisme qui n’a rien à envier à celui de ses employeurs, va rebondir sur l’imprudence fatale de cette dernière.

Aden, Le Caire, Abéché, d’autres lieux encore, des zones frontières comme celle de Gaza (« Quelque part à la frontière »), un bout du monde fantasmatique (« Le Bout du monde »), d’autres zones plus troubles encore qui sont celles de l’âme humaine des assassins, des marchands et des consommateurs d’information, des reporters en proie à une dérive chronique à travers des zones de guerre, et en définitive la difficulté perpétuelle, malgré les efforts, à vraiment comprendre le monde : « Tous les conflits se ressemblent », explique l’auteur. « Le paysage change, mais on passe toujours son temps à attendre : c’est ça la guerre. Tu attends qu’il se passe quelque chose. Tu attends dans une chambre d’hôtel, dans un café, sur la ligne de front, près d’un feu de camp, et tu fais comme si tu avais une chance de comprendre ce qui se passe. Alors que tu n’en as aucune. Et quand il se passe quelque chose, ça va trop vite pour que tu puisses le saisir ; le temps que tu comprennes, tu as à nouveau en train d’attendre. Ton travail consiste à vendre l’enfer que vivent les autres, comme si tu le comprenais, ou qu’il te concernait directement. »

Sándor Jászberényi

La Fièvre

Traduit du hongrois par Joëlle Dufeuilly

Couverture : Sarah Ponzo

Collection Horizons blancs

Editions Mirobole

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