Le Serpent Ouroboros, tome I – E.R. Eddison

 

 

 

C’est en 1922 que paraît en langue anglaise « Le Serpent Ouroboros » d’Éric Rücker Eddison, un ouvrage qui, parmi d’autres auteurs célèbres, enthousiasmera Lovecraft et marquera Tolkien et C.S. Lewis. Un roman important, donc, la création de toutes pièces d’un monde nouveau, une aventure épique bien connue des anglo-saxons… mais qui n’avait jamais, à ce jour, bénéficié d’une version française. C’est donc précédé d’avis le plus souvent dithyrambiques émis sur plusieurs décennies que ce récit arrive entre les mains des lecteurs francophones.

« Certes, tu es sage, tu as une grande discrétion et tu montres quelque courage. Mais si tu dois me servir cette nuit, il me faut d’abord te mettre à l’épreuve avec des terreurs jusqu’à ce que tu sois immunisé contre elles, ainsi que l’or vérifié coule dans le creuset ; où, si tu n’es que vil métal, jusqu’à ce qu’elles te dévorent. »

Là où, en toute subjectivité, nous émettrons quelques réserves, ce sera, pour l’essentiel, sur les premières pages du roman. L’artifice par lequel un témoin, (qui s’effacera rapidement et ne sera plus guère mentionné qu’au chapitre VII, à mi volume) se voit projeté sur la planète Mercure à partir d’une demeure aux allures oniriques et féeriques, ne sert pas à grand-chose sinon à préciser qu’il ne faudra pas chercher à calquer la géographie décrite sur celle que nous connaissons, et donne une tonalité de merveilleux romantique qui ne sera pas celle d’un roman qui deviendra de plus en plus âpre. En toute subjectivité également, certains lecteurs pourront trouver quelque facilité aux descriptions inaugurales, celles de la magnificence du palais de la Démonie, avec sa surabondance de marbres et de statues, de gemmes et de cristaux, comme un assaut insuffisamment maîtrisé de la verroterie et de la bimbeloterie propres au genre. Pourtant, très vite, une fois ces premières pages passées, le roman gagne en densité et l’on s’oriente plus vers une tonalité qui mêle – mais on connaît le caractère discutable des définitions et la porosité des genres que l’on cherche à différencier – le merveilleux médiéval et la fantaisie héroïque. De la Sword and Sorcery ? Certes, mais pas que, ou alors en tant que précurseur, avec encore l’empreinte des mythes et des contes anciens : beaucoup se résout en effet à la force pure et au fil de l’épée, la sorcellerie est bel et bien là, mais nombre de scènes évoquent le merveilleux des contes passés.

« Prosterne-toi et sers-moi, vermine de l’abîme. Sinon je convoquerai hors de la nuit ancienne sur-le-champ des intelligences et des dominations bien plus puissantes que toi, qui serviront mes desseins, t’esclavageront des chaînes d’un feu inextinguible et te traîneront de tourment en tourment dans le gouffre. »

Dans le monde décrit par E. R. Eddison, plusieurs royaumes s’affrontent sur des continents différents. Alors que la Démonie vient d’en finir à l’ouest avec les Gobelins, au prix de la perte d’un nombre important de navires, la Sorcerie rompt la trêve et vient la provoquer. Entre les deux, les îles Follet, authentiquement ou fallacieusement neutres, dont le souverain pourrait servir d’arbitre, mais aussi faire pencher la balance. Preux soldats pour la Démonie, magiciens fourbes pour la Sorcerie : une opposition quelque peu manichéenne, comme le seront la plupart des caractères, à l’exception peut-être du personnage plus complexe de Gro, exilé de Gobelinie et conseiller des rois de la Sorcerie. Un habile politicien dénué de scrupules, et doté de suffisamment de finesse pour naviguer dans les eaux troubles du pouvoir et de la nécromancie.

« La couronne de fer de Sorcerie pesait sur son front, ses pinces dressées en corne ; et le lustre de ses joyaux était chamarré comme les rayons de Sirius par une nuit claire de givre et de vent au solstice d’hiver. »

Avec une prose baroque, par moments flamboyante, avec une tonalité à l’ancienne, souvent sur le mode épique, Eddison entraîne ses personnages dans une aventure jalonnée de surprises et de morceaux de bravoure littéraire. Lovecraft louait, à juste titre, le style d’Eddison. Dense, riche, chargé, poétique parfois, ce style permet à l’auteur de marquer l’esprit des lecteurs par plusieurs scènes qui sont aussi des morceaux d’anthologie : citons, par exemple, l’invocation dans la Tour de Fer, au chapitre IV, ou la lutte contre l’abominable manticore et l’ascension du Koshtra Pirvarcha, au chapitre XII.  Un style puissant, travaillé, évocateur, donnant au « Serpent Ouroboros » une densité qui manque à bien des récits du genre.

« Toute la journée, ils entendirent le rugissement des manticores sur les flancs désolés de l’Éla Mantissera qui n’apparaissait plus comme une pyramide mais comme un écran à la longue échine, composant le rempart sud de cette vallée. »

Des combats épiques, des coups de main, des captivités, des trahisons, des embuscades, des  évasions, des naufrages, tout ceci s’accumule sans temps mort avant que le roman ne bascule : de l’affrontement entre deux puissances, l’on passe à la quête éperdue de trois de ses héros, Brandoch Daha, Juss et Crachefeu, à travers les terres immenses de la Lutinie, au sud de la Sorcerie, à la recherche de l’un des leurs, Goldry Bluszco, vainqueur du roi sorcier Goricé IX, enlevé par un artifice magique. Nouveaux combats, l’on s’en doute, nouveaux sièges dans d’antiques forteresses, mais aussi châteaux hantés, fantômes, enchanteresses ambiguës ou fatales, parenthèses édéniques, et animaux terrifiants issus du bestiaire moyenâgeux comme la coquatrice, l’hippogriffe ou la manticore. Des péripéties dont, de peur d’en trop révéler, nous ne ferons pas ici la liste exhaustive. Notons toutefois la magnifique idée – qui a, pensons-nous, quelque chose de borgesien – de ces armées perdues qui, victimes d’un enchantement, et sans en être entièrement conscientes, se poursuivent et se fuient dans le désert en une quête circulaire et sans fin.

Un thésard pourrait sans doute consacrer un volume entier aux influences possible d’Eddison sur Tolkien, et ceci en dépit des dénégations de l’auteur du « Seigneur des anneaux » lui-même : “Malgré tout cela”, écrit Tolkien après avoir mentionné ce qui à ses yeux apparaît comme des défauts chez Eddison, “je le considère toujours comme le plus grand et le plus convaincant des auteurs de « mondes inventés » que j’aie lus. Mais il n’a certainement pas été une « influence ».” (Lettre à Caroline Everett, 24 juin 1957). Il est en effet difficile de supposer qu’un auteur dont Tolkien explique à plusieurs reprises avoir lu l’œuvre entière aurait pu n’exercer sur la sienne aucun effet, que ce soit de manière consciente ou non. On pourrait étayer l’hypothèse de l’influence à partir de la mise en évidence de détails similaires : par exemple la différence entre le temps perçu et le temps réel consécutif à la fréquentation des créatures pas forcément humaines (les sept jours qui ne semblent durer qu’une heure dans le château d’Ishnain Nemartra chez Eddison ; le temps qui semble ne pas s’être écoulé dans la contré des Elfes chez Tolkien, et dans les deux cas le fait que les protagonistes s’en persuadent grâce à la course de la lune), mais on objectera que ce motif du temps qui s’écoule à des vitesses différentes existait bien avant l’un et l’autre, par exemple dans les chroniques de l’écossais Thomas d’Erceldoune, alias Thomas le rimeur, ou encore dans les œuvres du moine Césaire d’Heisterbach, qui datent du treizième siècle. Si l’on cherche des analogies plus vastes, on est bien forcé d’admettre qu’il est impossible en suivant les aventures de Crachefeu, Juss et Brandon Daha à travers un pays semé d’embûches de ne pas penser aux voyages des Hobbits. Là aussi, il s’en trouvera pour souligner, avec raison, que les récits mettant en scène des personnages lancés dans une quête jalonnée de périls magiques ou non n’ont rien de véritablement nouveau. Peu importent, au fond, les arguments des uns et des autres : les parentés sont celles que le lecteur ressent, et, s’il pourra lui arriver, ici et là, de retrouver une impression familière, il ne manquera pas de savourer cette impression comme un écho entre classiques du genre.

Seule frustration, dont les amateurs de fantasy sont toutefois devenus familiers, il ne s’agit là que du premier tome d’un ouvrage qui se décline en deux volumes, le second devant sortir en version française en cours d’année. Précédé d’une introduction du traducteur Patrick Marcel, agrémenté d’illustrations particulièrement réussies d’Emily C. Martin et, pour qui aura la curiosité de soulever les rabats, des cartes de royaumes arpentés ou abordés par les héros, ce premier tome du « Serpent Ouroboros » représente assurément une belle découverte.

 

 

E. R. Eddison

Le Serpent Ouroboros

Traduction et préface de Patrick Marcel

Illustrations : Emily C. Martin

Editions Callidor

 

Les éditions Callidor sur eMaginarock :

« Les Centaures », par André Lichtenberger

http://www.emaginarock.fr/les-centaures-andre-lichtenberger/

 

« Les Lames Cosaques », par Harold Lamb

http://www.emaginarock.fr/le-loup-des-steppes-les-lames-cosaques-i-harold-lamb/

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