Les Fils de l’homme – Alfonso Cuaron

Le monde a sombré dans le chaos. Nous sommes en 2027 et l’humanité est devenue stérile. Privée d’espoir, elle a entamé un lent processus d’autodestruction. Dans une Angleterre sécuritaire et totalitaire, Theodore Faron se morfond dans sa vie sans histoire. Témoin d’un attentat, il va rapidement se retrouver embrigadé dans un combat pour la vie.

En 2006, Alfonso Cuaron n’était pas encore un réalisateur très connu aux yeux du grand public : hors Harry Potter & le Prisonnier D’Azkaban, il n’a pas travaillé sur de grosses productions comme il le fera par la suite avec Gravity. Sur Les Fils de l’homme, il souhaite nous livrer un film d’anticipation réaliste, porté par des thèmes contemporains et appuyé par une technique sans faille. Le cinéaste mexicain peut se targuer de savoir où frapper pour faire mal. Et il est fort, le bougre.

Dès les premières secondes, on nous emmène dans un Londres crédible. Et là, dans un petit café, un attentat survient et le spectateur en est le témoin privilégié. Les jalons sont immédiatement posés : Les Fils de l’homme sera un film très réaliste, violent, sombre. Et l’intrigue peut prendre son temps pour se développer, car il est question d’instaurer une ambiance particulière.

Le réalisateur s’emploie à nous dépeindre un monde dans le chaos, déserté de tout espoir, sale, puant. Des déchets traînent dans les rues, des corps d’animaux brûlent en bordure des villes, des photos sont là pour rappeler le souvenir du bonheur. Cuaron imagine clairement un univers pessimiste où le soleil ne perce jamais, à l’image d’un Blade Runner. Sauf qu’ici, point de voitures volantes ou de robots : l’intérêt n’est pas de montrer la technologie, mais bien au contraire la proximité de ce monde avec le nôtre, sa dégénérescence, son oubli.

2027, c’est demain. Voilà le premier constat effrayant que l’on peut faire en sortant. Le film utilise une Angleterre fasciste post-apocalyptique, un état policier, pour illustrer les dérives de notre société actuelle. Cette Angleterre-là tremble devant la menace terroriste qui la pousse à la paranoïa. Cette Angleterre-là cherche des coupables aux maux qui la ronge. Et ces responsables sont tous désignés : les immigrés. On les parque dans les cages, les chasse comme des animaux et les confine dans un camp isolé de tout.

Cet univers se construit autour des peurs des pays riches qui ont commencé depuis des années un repli sur eux, afin de se prémunir des « menaces » couplées à une montée des nationalismes. Ainsi diffuse-t-on en boucle dans les métros londoniens des Fils de l’homme des messages proanglais à grand renfort de drapeaux et de musique patriotique. Mais tout autour, tout n’est que chaos : les tags recouvrent les murs, les gens vivent dans un grand désœuvrement.
On en oublie le concept même d’humanité. Theodore Faron (Clive Owen) en est un symbole.

Désabusé, le regard vide, il erre dans les rues à la recherche d’un café qu’il n’hésite pas à mélanger à du whisky. Ses seuls moments de pause se font dans la campagne où son ami Jasper (Michael Caine), au look baba cool, prépare du shit à la fraise. Il ne lui reste rien. Et c’est lui, le « antihéros » que Cuaron souhaite nous vendre en totale inadéquation avec les critères hollywoodiens. Spectateur des faits, il pourra seulement agir dans ses limites sans acte héroïque ni grandes fusillades. Jamais il ne tiendra une arme et on le sent peu à l’aise dans le costume du sauveur, à l’image de cette incroyable scène d’évasion où il conduit une voiture qui ne veut pas démarrer. Ce mec a la poisse, c’est un looser et il n’en sera jamais autrement.
On se lie peu à peu d’amitié avec ce Théo que Cuaron colle au plus près. Nos points de vue se confondent dès le début : on entre brutalement dans sa vie alors qu’il manque d’être victime d’un attentat, on sort du film avec lui dans la brume. Que s’est-il passé avant, comment cela se déroulera ensuite ? Cuaron s’en fiche et l’élude complètement. Cela donne un sentiment d’urgence tout en excitant notre curiosité.

Cette ambiance très particulière est clairement servie par la mise en scène ambitieuse et virtuose de Alfonso Cuaron. Pour nous immerger dans son récit, il a fait le choix de filmer à l’épaule, en steady Cam, la majorité des scènes sans pour autant y sacrifier la lisibilité. En fait, le procédé est très discret si ce n’est dans les quelques passages d’action qui parsèment le long métrage.

Et pour illustrer lesdites scènes avec beaucoup d’ampleur, le réalisateur a opté pour l’utilisation de longs plans-séquences. Trois sont particulièrement marquants : le tout premier du film, où l’on suit Clive Owen allant s’acheter un café pour ensuite assister à l’explosion ; le second avec l’attaque de la voiture où l’on est au cœur de l’action ; et enfin le troisième qui nous plonge pendant une dizaine de minutes en pleine guérilla urbaine à hauteur d’épaule, plaçant le spectateur en allié de circonstance du pauvre héros. Ce dernier est un moment de bravoure incroyable, presque un reportage de guerre, qui nous fait penser aux grands moments de Steven Spielberg (ah, le plan-séquence de la Guerre des Mondes), à du Brian De Palma, à du Stanley Kubrick (on se croirait parfois dans l’ouverture de la seconde partie de Full Metal Jacket). Ce plan-séquence maîtrisé se résume en trois qualificatifs : maestria, immersion, urgence. À aucun instant, Cuaron ne ménage ses effets jusqu’à l’éclaboussure de sang qui trimballe la caméra au moment de la scène du bus. Ce travail de détail, dans les décors comme la mise en scène, situe le niveau technique où est placé son film.

Cette maîtrise se retrouve dans tous les plans qui disposent d’une profondeur de champ et d’un jeu de lumière particulièrement agréable. On y reconnaîtra le travail admirable de Emmanuel Lubezki, habitué de chez Michael Mann (Ali) ou Terrence Malick (le Nouveau Monde et suivants). Un effort global de prise sur le vif qui collerait bien avec l’approche BD d’un Enki Bilal, qui joue sur les coloris et rappelle son univers par le côté froid, glauque, mais pourtant maîtrisé de bout en bout.

De plus, l’utilisation très discrète des CGI renforce la crédibilité de ce monde proche et si lointain à la fois. Elle permet aussi un petit jeu de références : au hasard La Maison des Arts de la ville qui ressemble étrangement à une pochette de Pink Floyd, l’album « Animals » où le groupe dénonçait le matérialisme et découpait la société entre les porcs, les chiens et les moutons.

Mais ne noircissons pas le tableau : Les Fils de l’homme n’est certes pas un divertissement pop-corn (très loin de là), il recèle toutefois des moments humoristiques très réussis qui parviennent à rompre la tension croissante. Le film joue constamment sur cette dichotomie entre tragédie et comédie. Au milieu du désespoir constant, les scènes comiques sont comme de vraies bonbonnes d’oxygène pour le spectateur qui peut enfin se détendre. Le sujet du scénario, très grave, porte en lui des germes d’espoir : malgré la stérilité qui frappe son espèce, l’humanité peut encore engendrer la vie et c’est ce bonheur qu’il faut sauver à tout prix.
La galerie de personnages rencontrés par notre héros y fait beaucoup : on a déjà parlé de Jasper, on peut aussi citer l’Officier Syd (excellent Peter Mullan) ou Kee, interprété par Claire-Hope Ashitey qui joue de manière très naturelle. L’ensemble du casting fait son office avec talent et on s’étonne de voir que le scénario se contrefiche du statut de ses acteurs en sacrifiant une star dans son premier tiers. Cette mort brutale renforce l’immersion du spectateur et la force du propos de Cuaron : dans ce contexte, tout le monde peut mourir de la pire des façons et il ne nous en cachera rien.

Ce détail participe grandement au côté non hollywoodien du film : construit autour d’un acteur connu sans être une star (Clive Owen), il déplace le contexte en Angleterre et ne cède jamais au spectaculaire. À l’instar des séries TV américaines depuis dix ans et de la vague post 11 septembre, Les Fils de l’homme ose s’attaquer à des faits proches de notre réalité : la paranoïa de l’attentat, les prisons et camps dignes de Guantanamo ou Abu Graib, les mouvements extrémistes de tous bords qui utilisent la violence pour se faire entendre…

En cela, il est clairement un film de son temps. Il se permet même de généreux contre-pieds comme ces musulmans parqués qui défilent dans les rues avec des drapeaux verts, crient des « Allah Akbar » et portent leurs morts sur des planches en martyr. Des images qu’il nous arrive de voir aux informations, mais qui frappent ici parce que les musulmans ne sont pas montrés négativement. Bien au contraire, on adhère à la cause défendue par ces gens qui n’ont rien demandé d’autre que de vivre. Dans la tension actuelle avec les islamistes, il faut oser une scène d’une telle sobriété dans le contexte si désespéré du film. Dix ans après, Les Fils de l’Homme garde toute sa crédibilité et touche juste.

Le scénario s’éloigne aussi beaucoup des standards hollywoodiens. Sans véritable début (on nous happe dans l’histoire plus qu’autre chose), il se construit autour d’un héros sans arme, jamais héroïque, qui subit les évènements. Théo est l’antihéros pur, très proche d’un Deckard dans Blade Runner et les films cultivent une certaine proximité dans le cadre scénaristique (sombre, désespéré, antihéroïque).

Ce qui marque le plus, c’est qu’à la fin du film, rien n’est résolu. À l’image d’un début brutal, Cuaron nous laisse à la porte avec des questions qui n’auront jamais aucune réponse : qu’arrive-t-il au bébé ? Le mouvement censé sauver la jeune fille est-il aussi pourri que celui censé l’emmener au bateau ? L’eldorado du Projet secret devant protéger le bébé existe-t-il vraiment dans ce monde de chaos ?

Pas de moral, de grands discours, de happy-end. Cette fin reste ouverte à l’interprétation de ce que chacun voudra y voir : pour les plus optimistes, une note d’espoir, car l’enfant s’en sort. Pour les plus pessimistes, une énième mort horrible attend tout le monde au tournant. Comme le brouillard qui plane sur cette mer, l’avenir apparaît comme voilé.

Conclusion

Alfonso Cuaron est un brillant conteur et il le prouve avec Les Fils de l’homme. On tient là une œuvre de Science-fiction à part qui évite de se glisser dans un carcan pour développer de multiples thématiques dystopiques. Réalisation inspirée, scénario classique, mais très efficace, il dépasse les codes de la SF pour nous ramener vers la réalité, notre réalité. C’est un excellent film de cinéma. On ne va pas bouder notre plaisir.

Les Fils de l’homme

Un film réalisé par Alfonso Cuaron

Avec Clive Owen, Michael Caine, Julianne Moore, Peter Mullan, Claire-Hope Ashitey

Disponible en DVD et bluray

2 thoughts on “Les Fils de l’homme – Alfonso Cuaron

  1. Bonne analyse
    Theo est un personnage unique du cinéma, peu a l’aise comme il oublie ses chaussures et se retrouve à courir en chaussettes Dans la boue et branches maladroitement. Sans savoir ce qu’il va se passer le lendemain. Il pensait faire naître le bébé chez jasper… malheureusement Theo doit se contenter de tongs jusqu’à la fin du film. Au final il est plutôt à l’aise, même si il se cogne et se salit les pieds… il prendra vite conscience que se battre en tongs avec syd le fera jeter une tong en l’air au moment de courir pour s’enfuir. il regarde son pied droit où sa tong se détache et il dit : putain ma tong! Ha! Puis il l’a jette en l’air et se coupe le pied dehors sur du verre, le laissant pieds nus jusqu’à la fin eu blessé. Chapeau le réalisateur !

    1. Merci ! C’est clair que tous ces éléments rendent Théo plus attachant. On le plaint, on l’admire aussi, ça fait partie de son petit côté looser héroïque.

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