Lombres – China Miéville

Depuis quelque temps, Deeba et Zanna, deux Londoniennes, ont l’impression que le réel, par toutes petites touches, dérape. Des signes annonciateurs, mais de quoi ? Elles ne vont pas tarder à s’en rendre compte en suivant un peu imprudemment un parapluie qui leur semble animé d’une vie propre, et en se retrouvant subitement dans une autre ville, Lombres.

Cette ville, c’est, en langue originale, Un Lun Dun ou No Lon Don, une sorte d’anti-Londres que le traducteur Christophe Rosson (qui n’a pas dû être la fête avec cet ouvrage foisonnant de termes composites) a joliment traduit par Lombres. Dans cette ville, à mi-chemin entre l’univers de Lewis Carroll et celui du futur, les déchets sont animés, les maisons à base de rebuts du monde technologique et les bibliothèques sans fin. Les homards y prennent le bus, les fenêtres y dansent dans l’abbaye de Webmaster, les autocars-zeppelins y sont attaqués par des pirates à dos de mouches géantes. Il y a des demi-fantômes, aussi, et des boîtes de lait vivantes, des maisons emplies de jungles sans fond et bien d’autres choses. Mais surtout, un problème, un énorme problème : les épais nuages de la pollution, sous l’effet de la foudre (un détail sans doute inspiré des expériences de création de composés organiques au sein de la « soupe primitive » faites par Miller dans les années 1950) y ont donné naissance à une nouvelle forme de vie, le terrible Smog. Et cette vie, on s’en doute, n’est pas précisément bienveillante. Dès lors, les dés sont jetés : les deux jeunes filles vont devoir sauver le monde.

Avec astuce, China Miéville se démarque des images classiques (les chats, immuablement mystérieux et sagaces, sont ici les seules bestioles trop stupides pour habiter Lombres) et s’écarte des clichés du genre ; ainsi, les prophéties se trompent (l’Elue destinée à sauver le monde se trouve rapidement renvoyée à ses pénates, sa contrepartie picaresque reprenant les rênes avec talent) et la quête par étapes successives se voit, faute de temps, entièrement et habilement court-circuitée par une héroïne plus pragmatique que conventionnelle. Ce rejet des structures trop classiques, mis en scène avec beaucoup d’humour, autorise l’auteur à partir sans cesse vers des directions inattendues. Si l’homogénéité n’est pas toujours pleine et entière dans ces péripéties successives, bien des trouvailles – qui ne manquent pas –  fonctionnent, tant dans le registre de l’action que dans celui des effrois et des émerveillement, et même, parfois, de la poésie.

On aurait tort, pourtant, de ne voir en Lombres qu’un conte trépidant et décérébré, dont il est à vrai dire l’exact contraire. En refusant le passage d’un simple monde à un autre, comme c’est le cas, pour prendre un exemple classique, du récit Le Lion et la Sorcière blanche  de C.S. Lewis, en créant un lien véritable entre ces deux villes, l’une réelle, l’autre fantasmée, en faisant de Londres et de Lombres deux vases communicants, China Miéville donne à son discours une véritable profondeur. Que les élus de Londres décident de se débarrasser de la pollution en enfumant Lombres, en nourrissant son Smog, en détruisant ce monde fantastique, n’est pas sans évoquer bien des problématiques contemporaines – sans compter la jolie mise en scène des impératifs du réel venant polluer et détruire l’imaginaire. Que les plus actifs des habitants de Lombres choisissent de se compromettre, de s’allier au Smog qui détruit leur univers, et trouvent maints sophismes pour se justifier – « La Pestilence, c’est l’Opulence » – voilà qui n’est pas sans évoquer l’aveuglement obstiné de notre monde. Que le fabriquant d’armes défensives, considéré comme un bienfaiteur, soit en réalité du même bord que l’assaillant, voilà qui ne va pas sans faire réfléchir à certaines manipulations de masse et logiques économiques perverses.

S’il dépasse largement les cinq cents pages, l’ouvrage, segmenté en quatre-vingt-dix-neuf chapitres courts, ne lasse jamais. Le rythme est constamment soutenu, les dialogues ne font jamais dans le tire-à-la-ligne, et les descriptions ne sont pas développées outre mesure –ce que l’on regrette par moments, car certaines particularités de la ville auraient indubitablement mérité un sort plus littéraire, au risque, peut-être, d’ennuyer les plus jeunes.

Mais si cet ouvrage s’adresse avant tout au jeune public (l’éditeur le propose en collection adulte mais reste honnête avec le client potentiel puisqu’il affiche en gros caractères et en quatrième de couverture : « Prix Locus 2008 en catégorie jeunesse »), les plus âgés le liront sans doute avec le même plaisir, et pourront ensuite, s’ils souhaitent trouver un thème analogue sous une forme plus mûre, lire du même auteur  The City and the City, qui traite lui aussi, sous un aspect mystérieux et très « roman noir », limite kafkaien, de l’intrication profondément originale de deux cités. Mais que l’on soit adulte ou pas tout à fait, une chose est sûre : celui qui aura déambulé en compagnie de Deeba à travers la ville magique de Lombres ne pourra plus jamais lever la tête vers une série de rayonnages sans avoir le vertige, ne pourra plus jamais apercevoir un parapluie sans ressentir comme un petit pincement au cœur, et surtout, ne sera plus capable, aussi courageux soit-il, de regarder une girafe sans frémir.

 

Lombres

China Miéville

Couverture : China Miéville

Traduction : Christophe Rosson

Pocket

9,10 euros

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