Les Centaures – André Lichtenberger

 

 

Du passé des Centaures, ces créatures à six membres, mi-hommes mi chevaux, on ne sait pas grand-chose, sinon qu’ils ont autrefois, en compagnie des tritons et des faunes, traversé plaines et montagnes, quitté d’autres territoires que le froid avait rendus inhabitables, pour s’installer dans d’immenses forêts bordées par la mer. La force des centaures est prodigieuse : ils l’emportent sur les ours, ils l’emportent sur les fauves. Aussi sont-ils nommés les animaux-rois, et ont-ils pu imposer la cohabitation entre espèces. On ne s’entre-dévore plus dans leur royaume, et l’on y vit dans une paix que ne vient rompre, de temps à autre, que l’exercice de la justice à l’encontre de ceux qui enfreignent la loi.

« Crois-moi, l’intelligence de l’Écorché est la plus déliée. Elle pénètre ce qui nous est obscure et remarque ce que nous n’apercevons point. (…) Il voit hier, aujourd’hui et demain. Et un jour viendra où il sera roi, par-dessus les animaux-rois. »

Khalida, une jeune centauresse, n’est pas pressée de s’accoupler et de donner descendance. Elle rencontre un jour une créature étrange qui n’a que deux pattes, et qui fait naître en elle d’impensables émois – telles sont ces créatures capables de survivre sur les territoires les moins accueillants, et que l’on nomme les Écorchés. Cette fascination, elle la partage avec un faune, qui, malgré son caractère folâtre, malgré son obsession pour la chair, semble voir un peu plus loin que ses congénères. Plus loin que les Centaures, qui batifolent beaucoup, plus loin que les autres faunes perpétuellement tiraillés par leur lubricité, plus loin que les tritons, intelligents mais passablement nonchalants, et qui peinent à se concentrer sur quoi que ce soit. Aucune de ces espèces ne semble vouloir examiner faits ou récits avec une véritable attention. Les Centaures, par exemple, ne font que rire de ces histoires d’Écorchés capables de se mouvoir sur des morceaux de bois à la surface des flots – ils n’y repenseront que bien plus tard. Faunes, tritons et centaures cohabitent avec une insouciance certaine que ne tardera pas à mettre à mal une rupture de l’équilibre naturel.

« À travers les blocs épars, les gouffres béants, les arbres tordus et déracinés, les rochers, les broussailles, les mares stagnantes et les torrents, et toute l’atrocité de la nature convulsée, les centaures bondissent, se bousculent, tombent, se relèvent, s’accrochent, se précipitent de nouveau, galopent follement, grimpent et nagent tour à tour. »

Arrive une tempête terrible, des pluies diluviennes, glaciales, qui dévastent leurs territoires et font périr l’herbe dont ils se nourrissaient. Devant ce qui les dépasse, devant ce que malgré l’expérience d’une première catastrophe météorologique ils n’ont pas su prévoir, les Centaures, étranges animaux-rois, ne voient pas d’autre issue que la fuite. Ils refusent de simplement concevoir les options retenues par les Écorchés, ces créatures misérables qu’ils ont vaincues, qu’ils ont chassées de leur paradis – et qui pourtant savent partout survivre. Ils cherchent, une fois encore, à gagner des territoires meilleurs. Ils entraîneront avec eux, à la nage, en une migration désespérée, homérique, au cours de laquelle beaucoup périront, leurs amis dotés d’intelligences insouciantes – les faunes et les tritons – en direction d’une île salvatrice. Île bienheureuse au climat propice et aux herbes comestibles, île bienheureuse qu’ils ne se donnent manifestement pas la peine d’explorer en entier, se contentant d’y avoir trouvé un morceau de terre accueillant, et dont malgré le questionnement de certains ils refusent de comprendre qu’elle est refuge mais aussi prison, et qu’après avoir fui les aléas climatiques poussés par la nécessité, sans avoir pris au préalable la peine de reconnaître de nouveaux territoires, ils n’ont plus aucune issue possible.

« Et la pensée ne leur vient point de se demander quel sera le refuge de leur race si, selon l’obscur destin qui les poursuit, la menace du froid s’abat une fois encore sur eux. »

« Celui-là est fou qui dans son esprit veut concentrer la terreur du passé, les souffrances du présent et les inquiétudes de l’avenir », décrète le plus sage des centaures. L’avenir lui donnera tort, au centuple, et ne signera pas seulement sa propre fin. Car ces centaures incapables d’imaginer l’avenir autrement qu’au travers du prisme étroit de leur reproduction, et qui avec les tritons et les faunes s’obstinent à faire la fête sur la plage et à refuser de considérer tout signe avant-coureur de catastrophes à venir, ne symbolisent pas seulement l’imprévoyance de « La Cigale et la Fourmi » narrée par Jean de la Fontaine. Il y a de façon assez manifeste, dans la pensée d’André Lichtenberger, un arrière-plan évolutionniste, celui de la disparition des espèces, et un arrière-plan ethnologique non moins marqué, celui de la disparition des peuplades vivant perpétuellement le même jour, sans envisager le futur, sans envisager d’autre horizon que le leur, incapables d’imaginer qu’il est possible de mettre en place des mécanismes de résilience face aux catastrophes déjà endurées, incapables, une fois celles-ci passées, de ne pas retomber figées dans un présent perpétuel, et qui ont fini balayées et envoyées aux oubliettes de l’Histoire par les catastrophes, les famines, ou les conquêtes de congénères plus entreprenants.

Reste, au-delà ou en avant de ces arrière-plans, une aventure riche en combats, et une histoire bouleversante au long de laquelle le lecteur, tout en voyant se dessiner la mécanique inexorable du drame, vivra lui aussi dans un monde merveilleux qui est assurément du ressort de la fantasy. S’il est vrai que « Les Centaures », de par la mise en scène des Écorchés, a un petit goût de récit préhistorique à la J.H. Rosny aîné – contemporain de Lichtenberger, et qui aborda lui aussi des thématiques crépusculaires, par exemple à travers « La Mort de la terre », autre récit d’extinction où ce sont au contraire les humains qui, incapables de s’adapter, disparaissent au profit d’une autre espèce – c’est de loin l’aspect « fantasy » qui l’emporte, avec ces créatures mythologiques humanoïdes ou animales pensantes, cette multitude de descriptions de la vie et des aventures des centaures, des faunes des tritons et sirènes, de ce monde merveilleux où, grâce à la justice exercée par les animaux-rois, les espèces cohabitent en paix. Il sera même possible de voir dans ces « Centaures » un précurseur possible de ces immenses histoires humaines, dont, bien souvent, l’on ne comprend que tardivement qu’elles décrivent notre monde – comme le « Shikasta » de Doris Lessing, qui relève à la fois dans la fantasy et de la science-fiction, ou, plus récemment, « Les Nefs de Pangée » de Christian Chavassieux (avec lequel on trouvera d’autre parentés, comme la mise à mal d’espèces figées dans la conviction chimérique de la répétition cyclique et éternelle du temps, ou le fait de se croire hors de portée d’espèces considérées comme inférieures) – qui mettent en scène des créatures de notre mythologie, voire d’autres créatures improbables, en les inscrivant dans l’invérifiable réel d’une préhistoire très lointaine.

Il paraît utile de préciser que si ce roman, initialement paru en 1904, est à présent plus que centenaire, sa lecture demeure d’une fluidité étonnante. Hormis quelques mots comme « s’aggricher » et « détirer », deux verbes un peu vieillis mais facilement compréhensibles, nous n’avons relevé au fil des pages ni tournure ancienne ni lexique obsolète. Ces « Centaures » pourraient d’autant plus avoir été écrits de nos jours qu’ils ne manquent pas de parenté avec une fantasy française populaire, ne serait-ce que par la narration au présent et par l’emploi d’un vocabulaire à la fois simple et courant. Pas d’effet de style, pas de recherche de vocabulaire précieux, mais un récit prenant, sensible, enlevé, et un grand sens de l’évocation et de l’image qui font que le roman « fonctionne » à tout coup.

Si « Les Centaures » a bénéficié outre-Atlantique d’une mise en anglais par Brian Stableford, publiée aux éditions Black Coat Press sous une couverture de Mike Hoffmann en 2013, il avait disparu du paysage littéraire français depuis sa seconde édition, chez l’éditeur Ferenczi, en 1921. Il aurait été dommage que cette belle histoire, à la fois puissante et intemporelle, reste inaccessible aux nombreux amateurs d’un genre toujours vivace. Belle initiative, donc, de la part des éditions Callidor, que de reprendre ces « Centaures » trop rapidement tombés dans l’oubli. Une réédition amplement méritée, et un beau volume agrémenté des illustrations d’époque du sculpteur et graveur Victor Prouvé (reprise des illustrations de l’édition de 1924 plus quelques croquis préparatoires), complété par une introduction érudite de Thierry Fraysse, une préface d’André Lichtenberger et une postface de Brian Stableford.

André Lichtenberger
Les Centaures
Illustrations de Victor Prouvé
Éditions Callidor

Les éditions Callidor sur eMaginarock : Le Loup des Steppes
http://www.emaginarock.fr/le-loup-des-steppes-les-lames-cosaques-i-harold-lamb/

 

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