Colorado Kid – Stephen King

 

L’un s’appelle Dave Bowie, l’autre Vince Teague. L’un est gros, l’autre est mince. L’un a la soixantaine bien avancée, l’autre est octogénaire. Tous deux exercent depuis des décennies le métier de journaliste au Weekly Islander, sur la petite île de Moose-Lookit, du côté du Maine. Stephanie McCann, une journaliste stagiaire, les accompagne depuis quelques mois. Auprès de ces deux hommes amicaux, sagaces, expérimentés et un brin farfelus, unis par une complicité telle qu’elle ressemble à un lien télépathique, la jeune femme trouve un compagnonnage infiniment formateur. De leur côté, les deux journalistes, qui ont bien compris qu’elle se plaît sur l’île et qu’eux-mêmes ne sont pas éternels, envisagent sans vraiment le lui dire de lui céder la place, et ceci d’autant plus volontiers qu’elle se montre particulièrement intelligente. Ils peuvent donc lui révéler quelques-uns des arcanes de leur métier.

Le lecteur, s’il se montre attentif, comprend très vite le propos de l’auteur. Quand les deux compères commencent à parler des énigmes dont les lecteurs veulent et de celles qu’ils ne veulent pas, commencent à parler du grand public qui aime les mystères à solutions – ces solutions que l’auteur ou, la réalité, ou les automatismes mentaux, prennent soin de leur souffler, ces solutions qui ne sont peut-être pas les bonnes mais auxquelles il croira dur comme fer –  il est évident que l’on vient de s’engager non pas dans un roman sur le roman, non pas dans une de ces très classiques fiction sur la fiction, mais dans quelque chose d’approchant, quelque chose qui rôde à leur frontière, un essai déguisé sur les goûts du public, sur ce qu’il aime avaler, sur les rails classiques sur lesquels il aime à être guidé. Et quand les deux complices se mettent à raconter à leur jeune stagiaire une histoire qu’ils n’ont jamais racontée à ceux, justement, qui sont à la recherche d’histoires, comme par exemple ce journaliste de la grande presse nationale qui vient de leur rendre visite en quête de vieux faits divers énigmatiques à ressortir au grand public, il est clair d’emblée – seuls les lecteurs qu’ils ne l’ont pas encore compris seront déçus – que l’on aura affaire à une de ces histoires qui ne séduiront pas le grand public.

Une histoire qui ne séduira pas le grand public –  les raisons en sont expliquées. Les journalistes ont une très belle image quand ils parlent de vagues : une seule, c’est magnifique, mais trop, ça lasse. Il faut de l’univoque, du compréhensible. Le public n’est pas prêt à composer avec l’incertitude. Le public qui dit aimer le mystère s’en détourne dès lors qu’il devient vraiment mystérieux. Le lectorat se détourne de la fiction dès qu’elle endosse des vêtements inhabituels, dès qu’elle prend des formes qui ne sont pas classiques – dès qu’elle n’est plus tout à fait formatée.  Stephen King, à partir de ses deux narrateurs, se fait donc son propre augure. Son récit ne séduira pas. On le lui reprochera. Pourtant, le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il joue franc jeu dès le départ.

Mission impossible donc pour Stephen King, qui s’amuse à séduire avec ce qu’il définit comme un de ces récits qui ne sont pas propres à satisfaire. Et, son art de la narration aidant, cela prend. On se prend d’affection pour ces deux vieux journalistes qui racontent l’obsession qui, plusieurs décennies durant, les a fait suivre la piste d’un homme venu mourir sur leur île. Un individu banal qui, dans une ville lointaine, a quitté un moment son bureau pour acheter à manger et est réapparu à plusieurs centaines de kilomètres de là, mort étouffé par un morceau de viande coincé dans le larynx, sans aucun papier sur lui, en flirtant avec les limites du possible : un taxi au bas de son travail, un jet privé, un autre taxi, un ferry. Un timing limite. Un jet et des taxis dont on ne retrouve pas la trace formelle, mais aussi une absence de preuve qui n’a rien d’étonnant. Et surtout, pourquoi ? Et pourquoi dans sa poche un paquet de cigarettes qui veut certainement dire quelque chose chez quelqu’un qui n’a jamais fumé de sa vie, et pourquoi une pièce de monnaie russe également ?

Un peu plus de cent pages en assez gros caractères : « Colorado Kid » n’est pas vraiment un roman, plutôt une novella, qui, pour éviter de frustrer un trop grand nombre de lecteurs, aurait sans doute gagné à être publiée en recueil. Car il n’était pas besoin d’être grand clerc pour prédire, dès la parution de ce texte il y a plusieurs années, qui si la démarche de King en séduirait plus d’un, il s’en trouverait également plus d’un, malgré l’art narratif de l’auteur, pour se sentir lésé. En dépassant le cadre étroit de son intrigue, en passant à une méta-narration dont le propos est bien vaste que la résolution d’un mystère – le Mystère lui-même – Stephen King, en faisant un grand pas en avant, et en abandonnant les conventions ressassées du démonstratif et de l’explicite, laisse derrière une grande partie de ses « fans » depuis longtemps habitués à l’imaginaire standard et aux fictions préformatées.

Colorado Kid
Stephen King
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Marie de Prémonville
Couverture : mstroz / Getty Images / Shutterstock
Éditions J’ai Lu

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