Briser les os – Cassandra Khaw

« John Persons est détective privé et son dernier job a tout du plan foireux : un enfant d’onze ans l’a engagé pour tuer son beau-père, un certain McKinsey. Après quelques recherches, il apparaît que l’homme en question n’est pas seulement abusif, toxique et violent (ce qui est déjà beaucoup !), c’est aussi un monstre venu… d’ailleurs.

Heureusement, John Persons n’est pas un simple détective. Familier des forces occultes, il a au cours de son existence traqué et anéanti des démons et des dieux.

En fait, le seul souci lorsqu’on affronte un vrai monstre, c’est de ne pas lâcher la bride de sa propre monstruosité. » (Présentation de l’éditeur)

On s’attendrait à ce que le John Persons, détective privé à l’ancienne et dur à cuire façon années trente, soit sollicité par une beauté fatale ou tout au moins une créature plantureuse, mais c’est un gamin qui se présente à son bureau. Et qui le sollicite pour une mission de première importance : le débarrasser de son père, rien de moins. Persons, on s’en doute, refuse. Mais quelque chose dans le désespoir et détermination du gamin lui fait froid dans le dos, et il va essayer d’en savoir plus.

À travers cette première enquête de John Persons, c’est une misère sociale très contemporaine – Croydon, au sud de Londres, de nos jours – qui se dessine, et qui à quelques détails près pourrait apparaître comme un fidèle reflet de la misère londonienne de l’ère industrielle. Pas grand-chose ne change, et la nature humaine non plus : on peut supposer que ces lieux proches et ces époques distinctes sont hantés par les mêmes types de monstres. Des monstres à visage humain qui exploitent et oppriment, des individus qui peu à peu, sous l’effet de l’alcool, de la misère, de la grisaille, se transforment eux aussi en entités dont la part humaine s’amenuise.

John Persons se trouve donc malgré lui engagé dans une affaire scabreuse dont il ne sortira pas indemne. Il apprendra à ses dépens que la part de manipulation est la même chez les adultes et chez les enfants – sans parler des monstres qui sont en eux. À défaut de mettre fin aux injustices du monde, il résoudra son affaire à sa manière – une manière juste, mais également un soupçon monstrueuse. On l’aura deviné : une fois de plus, à travers les récits de monstres, c’est l’humanité, ou son absence, qui se trouve au premier plan. La misère que l’on subit, mais aussi celle que l’on crée, jusque dans ses propres foyers. Le fantastique ne nous montre rien d’autre que ce que nous sommes.

Pour ce faire, Cassandra Khaw parvient à trouver un juste équilibre. Assimiler directement violence sociale et violence conjugale à l’horreur lovecraftienne aurait été une erreur. Les dieux, démons et autres entités de l’univers du maître de Providence n’ont que faire de misérables travers d’êtres humains qui pour eux sont ne sont pas même des insectes. L’horreur cosmique, les abîmes de l’espace et du temps ne peuvent être mis en regard de simples faits divers. Ni cette erreur ni cette assimilation ne sont faites. Si quelques références explicites sont glissées ici et là – par exemple les fameux tekeli lovecraftiens du sixième chapitre – celles-ci sont suffisamment discrètes, suffisamment distantes pour que le lecteur n’ait pas l’impression de se trouver dans une de ces imitations ou continuations médiocres qui font foison.

Les démons de Kassandra Khaw n’ont pas l’envergure du bestiaire – du panthéon cosmique, devrait-on dire – de l’auteur de Nyarlatothep, mais n’en sont pas moins effrayants. Plus proches de nous, ils évoquent des parasites, des symbiontes. Allégorie ou métaphore, peu importe, ils sont ce qui n’est pas nous, mais aussi une part de nous-mêmes. Alors que les dieux lovecraftiens sont épouvantablement distants, ceux de Cassandra Khaw sont d’une proximité qui révulse. Dans l’univers de Kassandra Khaw, les dieux, ou les démons, sont en nous au sens littéral, un peu à la manière dont l’avatar lupique sommeille et réside dans le lycanthrope. Ils sont nos humeurs au sens organique et au sens psychologique du terme. Ils ont la viscosité de nos glènes et de nos séreuses. Ils disjoignent os et tendons, métamorphosent et remodèlent l’anatomie en incompréhensibles fantaisies organiques. Ils grondent en nous, ils percent la chair, ils s’éveillent à travers elle, ouvrent les yeux à même l’épiderme. Ils voient à travers nous, portent le regard sur ce que sont réellement les autres et refusent, peut-être, de voir ce que nous sommes réellement. Les descriptions en disent et en montrent assez pour faire frémir, en taisent et en occultent assez pour effrayer plus encore

Titre : Briser les os
Série :
N° du tome :
Auteur(s) : Cassandra Khaw
Illustrateur(s) : Anouck Faure
Traducteur(s) : Marie Koullen
Format : Poche
Editeur : Argyll
Collection : RéciFs
Année de parution : 2025
Nombre de pages : 111
Type d'ouvrage : Roman

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