Vers le Pays rouge – Justine Niogret

 

Une introduction signée Artikel Unbekannt, vingt-quatre récits, une postface de Justine Niogret : riche volume pour explorer le talent d’une auteure inclassable et au-dessus du lot. La première partie, constituée de quatorze nouvelles, est la réédition de « Et toujours, le bruit de l’orage », publié aux défuntes édition du Calepin Jaune en 2008. La seconde, intitulée « Enfin, le pays rouge », rassemble dix textes publiés chez plusieurs éditeurs (Mnémos, Le Chat Rouge, Rivière Blanche, CDS, dans la revue Elegy) entre 2009 et 2017.

Et toujours, le bruit de l’orage

« Sa bouche préférait mordre les fruits d’été, chauds de soleil, que la viande morte qu’on posait sur la table des rois. Il ne voulait de la vie que la pluie sur sa peau, ses cheveux tressés par les vents porteurs de neige. Et plus tard, les hautes herbes bleues en guise de suaire. »

Un brin de science-fiction avec « Ni chair ni os », où de poétiques éclaireurs de mondes interstellaires trouvent un étrange destin, l’humanité qui pour une fois les a précédés leur faisant don d’une chose qu’ils ignorent, récit inquiétant et crépusculaire évoquant l’âge d’or du genre. Science-fiction également pour « Deux ou trois choses que je sais de vous », anticipation poétique, monstre de métal futur, robot et silicium, autre et pourtant pas si éloigné de l’humanité, récit à mots couverts d’une fin des rêves, du monde, d’une fin de tout, de réseau, de mémoires, sur une dernière dune, dans un ultime ruissellement de sable.

D’autres mondes, donc, mais pas forcément d’outre-espace, comme l’enfer, le non-monde, le « no-future » souterrain d’ « Échanson, je boirai même ta colère », surréalisme noir d’une naissance, puis d’une existence qui semble ne pas pouvoir aller plus loin, comme un avortement durable et prolongé. Monde intermédiaire, celui du passage, pour « Styx », l’amour dans et par-delà la mort, une thématique éternelle, la recherche désespérée du revers de l’irréversible. Monde médiéval pour « Dure, bleue comme de la glace », qui se rapproche d’une « fantasy » classique pour un récit plus conventionnel, lumineux et sinistre à la fois. Monde ancien et magique également pour « Crapaudine (poissons aveugles) » où un puits, un bassin, une crapaudière abritant l’esprit du lieu, une fée peut-être, nostalgique de l’époque où humains et esprits pouvaient se rencontrer encore et avoir descendance, et qui devient peu à peu sorcière en raison de la vilenie des hommes. Monde étrange, société cruelle, image évidente, détournée, de ce que l’on peut observer ailleurs dans le monde réel, « Le Jour de la belladone » aborde rites, destins forcés et dévoiements de divinité, pour une déesse récalcitrante qui pourrait bien se faire vengeresse. Monde de surréalisme noir encore dans « Derrière cet horizon », où le lecteur apprendra qu’à la loterie l’on peut tirer des tickets gagnants pour des voyages pas forcément désirables. Mais pas besoin d’éléments fantastiques, l’humanité, ou le manque d’humanité suffisent, comme « L’Odeur de la tourbe », ou l’histoire du loup gris, une nouvelle sauvage et (transitoirement) méditative qui aurait pu être écrite par le grand Howard lui-même.

Et puis, après ces mondes autres, lointains, parallèles, différents, il y a notre monde à nous, qui n’est pas toujours moins sinistre et moins âpre, notre monde où la plume de Justine Niogret, peut-être, est la plus poignante, la plus sensible, la plus bouleversante. Et ce n’est sans doute pas un hasard si Justine Niogret nous attire et nous fait plonger tour à tour dans le « Bayou », récit poignant de mort et de marécage, puis dans la grande guerre avec « Les autres », un récit à méditer en cette année de commémoration, le récit d’une enfance forcée à combattre, jetée dans les tranchées de la première guerre mondiale – mais une enfant déjà différente deviendra plus différente encore, comme si un nouveau terrain de chasse s’ouvrait à ses appétits. Enfance encore, légèrement morbide – mais sans l’humour noir du « Seigneur des guêpes » de Iain Banks – « La Grange » apparaît comme un récit horrifique bref, linéaire et sec comme le trajet d’une flèche décochée vers son but. Enfance encore avec « Un Chant d’été », une nouvelle magnifique où des enfants durant leurs vacances créent un totem, une statue, une icône, une idole ; mais, alors que les uns grandissent, s’en détournent, l’oublient, une autre s’y attache, la prend au sérieux, découvre ses pouvoirs, se contamine à partir d’une graine qu’elle a elle-même semée, devient sa prêtresse, son bras, sa sorcière. Une nouvelle aboutie, comme l’est également « Je suis un soir d’été », récit parfaitement achevé de terreur invisible et ancienne, la peur rôde et la seule solution est de la canaliser, mais hélas non sans sacrifice, et, bien des années après, une menace rôde et demeure encore, plus sourde, et peut-être générée, celle-ci, par les humains eux-mêmes.

Enfin, le pays rouge

« Ils savent ce qu’il y a en bas, dans le reflet mort du carnaval. Ils savent ces maisons fermées à double tour, ils connaissent les chaînes qui en condamnent les portes. Ils ont vu ces clefs pourtant faites pour ouvrir, sublimes, couleur de l’eau et délicates comme des fleurs, que l’usage fait oublier dans les tiroirs éventrés et rend aigües comme des griffes brisées. »

Quel monstre est le félin, quel monstre est le maître ? « Mon chat est une purge », c’est l’art de montrer la vilenie dont peuvent parfois faire preuve les pires représentants de nos animaux domestiques, tout autant que la coupable tolérance de leurs propriétaires. Excessive, un brin potache, tout à fait hénaurme, la nouvelle, grâce à une ambiguïté répétée aussi bien quant aux pouvoirs de son propriétaire que quant à la nature réelle de l’animal, conserve toutefois un caractère inquiétant. Même humour décomplexé pour « La Hamarsheimt, en presque pareil », une nouvelle de commande « issue des limbes de l’internet », anecdotique conte de Noël reprenant un classique de l’Edda, narrant à sa manière le vol du marteau de Thor et sa récupération. Ton rabelaisien également pour « La grande déesse de fer de la miséricorde », initialement publiée sous le titre « Achab était amoureux » dans l’anthologie « Reines et Dragons » chez Mnémos : une femme qui se nomme Reine et un tenancier qui se nomme Dragon, dont on retiendra qu’il est possible de chasser la baleine avec un lance-tartines, texte amusant mais à l’évidence de commande, et sans grand lien avec la thématique du volume original.

On arrive vers des tonalités plus sérieuses avec un texte poignant comme « Porter dans mes veines l’artefact et l’antidote », initialement publiée dans l’anthologie « Victimes et bourreaux » (Mnémos) : des créatures sensibles, mi-animales mi-végétales, transformées par des humains en bêtes de cirque interstellaire, rêvent de liberté, mais on devine la seule issue – hélas – capable de les libérer de leur asservissement. Liberté encore avec « Liberté, sa si douce harpie » : elle est le vent, il est la tendresse, il lui arrache les ailes, lui coupe les plumes. Mais lui-même ne s’est-il pas autrefois coupé les siennes ? L’une ou l’autre pourront-ils un jour se laisser à nouveau porter sur le vent ? Un beau texte humain et poétique, métaphore de l’ivresse du vent, du large et des grands espaces qui se réduisent lorsque l’on s’attache. Autre nouvelle poignante, imagée, poétique, âpre et terriblement humaine, « Le Mirage d’un château dans le ciel » aborde le manque d’amour familial pour un enfant, l’abandon, la solitude à travers une errance dans la face cachée de Venise. Comme en miroir, mais peut-être en plus noir encore, « Le Souvenir de sa langue » rapt par les fées d’un enfant remplacé par un changelin, inhumanité des unes et de l’autre, désespoir et haine maternelles qui tourneront au plus mal. Un brin de sorcellerie avec « Je t’humilierai pour ne plus avoir à t’humilier », ou comment mieux vaut ne pas se moquer de ceux que la nature semble n’avoir pas fait comme les autres, qui ne le sont peut-être que pour de bonnes raisons, mieux vaut ne pas se moquer de leurs bosses qui signent peut-être plus la difformité d’un destin que celle de l’anatomie. Surréalisme noir encore avec « Pollens », repris de l’anthologie « Lettres aux ténèbres et autres récits vampiriques » (Rivière blanche) : un jeune homme fasciné par une boutique d’entomologie découvrira le vampirisme psychique et l’« essence du désir », bien au-delà du simple émoi sexuel. Une dérive cauchemaresque, une ambiance trouble excellement rendue, un texte dont l’atmosphère, les images, l’écriture évoquent ces récits qui ont fait les belles heures de la collection « Fantastique » chez Marabout. Formidable nouvelle, enfin, magnifique et magnifiquement écrite, « L’argent terni de mon gobelet » aborde le thème du vampire de manière profondément originale : l’immortalité pour un peintre mais le perte de toute chaleur, la perte de soi et avec elle de sa propre image.

Quel bilan au total ? On ne peut qu’être subjectif, mais on apprécie tout d’abord l’éventail assez large des thématiques et des genres – fantasy, fantastique, science-fiction, surréalisme noir – avec un soin toujours égal dans l’écriture qui permet au volume de ne jamais ne donner l’impression d’être trop hétéroclite. Enfance, altérité, fatalités, poésie, noirceur, humanité profonde, densité de l’écriture, élégance et âpreté de la plume, les thématiques et les qualités de Justine Niogret reviennent encore et encore. Avec d’excellentes nouvelles fantastiques rurales aux ambiances façon « Fête du maïs » de Thomas Tryon ou « Enfants du maïs » de Stephen King, avec des récits intemporels, qu’ils soient fantastiques ou non, avec des trouvailles et des découvertes, « Vers le pays rouge » s’élève sans difficulté au-dessus du lot. On a lu, ces dernières années, bien des recueils d’auteurs dont aucune nouvelle ne semblait sortir suffisamment du lot pour pouvoir être reprise dans des anthologies ultérieures. Avec « Pollens », « Les autres », « Crapaudine (poissons aveugles) » « Le Mirage d’un château dans le ciel », « L’argent terni de mon gobelet », « Je suis un soir d’été », « Le Mirage d’un château dans le ciel », « L’Odeur de la tourbe », ce recueil, en toute subjectivité, en contient au moins huit, c’est-à-dire un tiers. Un pourcentage exceptionnel qui en dit long sur les qualités d’une auteure – une auteure qui n’écrit pas de la littérature de genre, mais qui écrit, tout simplement – dont nous avions déjà dit le plus grand bien au sujet de Mordred.

Justine Niogret sur eMaginarock :

Mordred

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Chien du Heaume

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Mordre le bouclier

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Cœurs de rouille

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Vers le Pays rouge
Justine Niogret
Couverture : Danièle Serra
Editions Rivière blanche

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