Gagner la guerre – Jean Philippe Jaworski

A l’occasion de la sortie de son adaptation en bande dessinée, on s’est proposé de relire Gagner la guerre, de Jean-Philippe Jaworski, paru à l’origine aux Moutons électriques et réédité en poche en folio SF. Chroniquer un roman paru il y a près de dix ans (2009) et auréolé depuis d’un succès (critique et public) assez considérable peut paraître vain. Mais tout dépend de l’objectif qu’on assigne à une critique littéraire. Il paraît évident que les premiers destinataires des critiques sont les lecteurs : ce roman peut-il leur plaire ? A qui conviendra t-il ? L’avis argumenté d’un critique dont les goûts sont bien identifiés peut guider le lecteur potentiel vers telle ou telle œuvre. Dix ans après, cela n’est guère utile : car libraires comme lecteurs font fonctionner le bouche-à-oreille, et Internet garde la trace de critiques plus anciennes encore pertinentes. Tenter d’expliquer maintenant pourquoi un texte est devenu, sinon un classique (il est trop tôt pour le dire, et même le Seigneur des Anneaux aura mis douze ans à s’imposer grâce aux étudiants américains), tout au moins un ouvrage marquant, est en revanche plus pertinent. Certes, on peut le mesurer à la postérité du livre : l’adaptation en bande dessinée de Gagner la guerre, sortie il y a peu, témoigne de son importance. Mais reste à convaincre les récalcitrants : lecteurs rebutés par la taille de l’ouvrage (les plus difficiles à convaincre), par le style de l’auteur (et ce n’est pas qu’une simple question de culture), lecteurs déçus passées les premières pages, lecteurs rebutés par la critique négative des trois premières catégories… Sans oublier ce qui peut permettre à un ouvrage de devenir un « classique » : les nouveaux lecteurs, plus jeunes que l’auteur et que ses premiers lecteurs.

A ce stade, inutile de faire des mystères : j’ai évidemment aimé Gagner la guerre. Pas au point d’en oublier ses défauts : à dire vrai, j’en ai même abandonné la lecture au tiers avant de la reprendre bien plus tard. Je dirai pourquoi plus loin.

Quelles sont les qualités du roman ? A vrai dire, et sans vouloir être exhaustif, j’en vois trois : l’immersion par le détail et la profondeur ; le personnage, c’est-à-dire sa voix ; et l’intrigue. Quant aux défauts, si on fait abstraction des difficultés éprouvées face au vocabulaire élaboré et aux mille pages, qui ne relèvent pas du travail de l’auteur, mais de la façon dont chaque lecteur envisage la lecture, j’en compterai surtout deux : le fait qu’il soit trop court (si! Si!), et l’intrigue. Plonger le lecteur dans un autre monde est constitutif du genre de la fantasy. On y parvient soit avec légèreté, en privilégiant les personnages et les péripéties (Game of Thrones), soit avec loufoquerie (Les Annales du Disque-Monde de T. Pratchett), soit par la profondeur des descriptions et par le détail, comme le bon vieux professeur Tolkien. C’est cette troisième voie qu’a choisie Jaworski : les descriptions sont riches (celles de Ciudalia comme celles de Bourg-Preux), permettent de visualiser un monde réaliste (dans le sens où il prend corps dans notre imagination), et les explications sont suffisantes pour la compréhension, sans trop alourdir le récit. Pas d’appendices dans Gagner la guerre, mais des explications toujours utiles et pittoresques (le fonctionnement de la guilde des Chuchoteurs…) qui passent naturellement dans le texte par l’emploi de la première personne, nous faisant le destinataire des confessions de Benvenuto. Or, ce procédé assez classique (mais qui demande du travail à l’auteur pour ne pas être inégal) de la confession à la première personne permet à Jaworski de créer par sa voix un héros formidable : Benvenuto l’assassin. Nombre de critiques et de lecteurs ont relevé cette force du roman : le personnage est exceptionnel. D’abord parce que c’est un anti-héros avec qui on sympathise au premier abord (car victime de son mal de mer comme des manigances de son patron)… jusqu’à ce qu’il se montre odieux (je pense à la scène de viol de la fille du Podestat, ahurissante). Ensuite parce que sa voix est travaillée : vocabulaire, bien sûr, mais aussi rythme, caractère, valeurs qu’il exprime, humour… « Au cours de ces journées bien occupées, mes divertissements majeurs se réduisaient à vider mon pot de chambre du haut de la galerie et à recevoir les brus de dame Plectrude qui m’apportaient mes repas. Elles étaient toujours désignées parmi les plus laides. Fautes de grives, je me serais bien contenté de merles, mais on avait dû leur faire la leçon sur les mœurs dissolues des gentilshommes ciudaliens, et les cageots s’esquivaient avec une pudeur effarouchée. » Entre médiévalismes, expressions populaires, phrases bien construites et complaisance machiste, on en vient à considérer le héros comme un vieux compagnon d’armes dont le lecteur policé du XXIème siècle (et le barbare qui se cache en lui) ne sait s’il doit l’adorer ou le détester. Enfin, l’intrigue est malheureusement réaliste, très politique, et comporte nombre d’événements inattendus. Rien à voir avec les prophéties divines, les faits inouïs ou les guerres interminables dont regorgent, de J. R. R. Tolkien à G. R. R. Martin, les sagas de fantasy : l’intrigue est tellement réaliste (un complot politique de type Renaissance italienne) qu’elle n’en est que plus prenante, source de tension pour le lecteur : et malgré ce réalisme, le crescendo vers la scène finale, à l’ambiance apocalyptique, est totalement prenant. Machiavel me paraît souvent plus effrayant que Sauron.

Demeurent des défauts. On admettra sans problème qu’il y a des longueurs. Elles sont souvent nécessaires pour renforcer le réalisme, et créer un faux rythme au récit, qui fait ressortir les péripéties les plus violentes. L’intrigue n’est pas si échevelée qu’on peut s’y attendre : ce peut-être une déception pour ceux qui s’attendent à un roman de cape et d’épée. Or, Gagner la guerre n’en est pas vraiment un : son ambition est parfois celle d’un roman-fleuve, un roman total, et pas d’un roman d’aventures, en général plus direct dans son écriture. On peut ne pas aimer. Deuxième défaut, à mon sens : le livre est trop court, principalement car l’univers est bien plus vaste. On ne sait par exemple pas grand’chose des elfes lorsqu’ils apparaissent dans l’intrigue, et le lecteur n’apprend que des bribes ; cela crée du mystère, et renforce l’impression de profondeur ; mais c’est parfois frustrant. Heureusement, les nouvelles de Janua Vera viennent apporter des éclairages au roman, qui sont à mon sens indispensables au plaisir de la lecture de Gagner la guerre. Je conseillerais même la lecture d’une nouvelle après chaque chapitre (Le conte de Suzelle après la rencontre avec les elfes, par exemple…). Le roman y gagne encore en profondeur.

Que conclure ? Il ne faut pas le cacher : Gagner la guerre n’est pas facile à lire. Il ne faut pas se tromper : ce n’est pas un roman d’aventures, ou de cape et d’épée ; malgré son sujet politique, il a beaucoup plus en commun avec Tolkien qu’avec Martin par la richesse de son univers et son côté roman-fleuve. Confession violente d’un anti-héros parfois tout aussi attachant que détestable, récit d’un combat personnel pour survivre, et non pas vaincre, à une situation politique tout aussi réaliste que tendue, c’est un livre qui nécessite une plongée, et pas une excursion. A chaque lecteur de savoir ce qu’il souhaite tirer des littératures de l’imaginaire.

Gagner la guerre
Jean-Philippe Jaworski
Folio SF

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