Le Maître du Haut-château – Philip K. Dick

« Mais enfin, il avait fallu deux cents ans pour se débarrasser des aborigènes américains, alors que les Allemands avaient presque terminé le travail en une quinzaine d’années avec les Africains. »

Dans le passé alternatif des années soixante imaginé par Philip K. Dick – un passé qui, lorsqu’il le conçut, était plus exactement un présent alternatif – l’Axe a gagné la Seconde Guerre Mondiale. Le monde est donc sous la domination des Allemands, qui, après avoir débarrassé l’Afrique de ses habitants, placent désormais l’essentiel de leurs efforts dans la conquête de l’espace, et des Japonais qui sont plus intéressés par le continent sud-américain. L’Amérique du Nord, elle, est, coupée en deux, de part et d’autre des Rocheuses : une partie sous la tutelle des Japonais, une autre sous celle des Allemands. Lois anti juives et main de fer, même si les Japonais sont plus fins, tout du moins en apparence.

« Je vais te lire ça. Suppose qu’ils ont gagné. A quoi ressemblerait ce monde ? Pas la peine de se creuser la tête, ce type y a pensé pour nous. »

Le récit se déroule pour l’essentiel dans la zone américaine sous domination japonaise et se concentre autour d’évènements historiques en cours (Hitler est toujours vivant mais n’est plus que son propre fantôme dans un sanatorium, le cerveau rongé par une syphilis tertiaire, le chef du Reich vient de décéder, des individus tels que Goebbels de Heydrich cherchent à récupérer le pouvoir) et de plusieurs personnages. Frank Frink, un ouvrier récemment licenciés qui se lance à son compte. Robert Childan, un ancien bouquiniste qui se lance dans le commerce dans antiquités américaines. Nobosuke Tagomi, un japonais amateur desdites antiquités. Joe Cinadella, ancien combattant, à présent routier, et Juliana, l’ancienne épouse de Frink. Tous ces personnages verront leur existence bouleversée au fil d’épisodes qui leur feront reconsidérer la réalité de leur monde.

Des évènements, certes, mais aussi des livres. Les uns, de toute évidence, sont liés aux autres. La frontière entre écrit et vécu, entre réalité et fiction se révèle peu à peu très mince, sinon poreuse. M. Tagomi, Robert Childan et Frank Frink s’en remettent au Yi King pour prendre leurs décisions. Hexagrammes et baguettes d’achillée : l’antique livre dit, prédit, suggère. Mais il n’y a pas que ce livre de divination, il y a aussi un autre livre, un livre contemporain, interdit dans une partie de l’Amérique du Nord, écrit par un certain Aberden – lui aussi un ancien combattant –  et qui décrit un présent alternatif dans lequel les Alliés ont remporté la guerre. Point de divergence de cet autre monde : Franklin D. Roosevelt n’est pas mort avant d’être venu à bout de la grande dépression. Dès lors, tout a pu s’enchaîner dans le bon sens lorsque les Etats-Unis sont entrés en guerre. Ce présent alternatif fascine la maîtresse de Wyndam Matson, l’ex-employeur de Frank Frink, il fascine son ex-femme, il fascine Joe Cinadella, qui, dans les zones ou sa détention pouvait être punie de mort, le dissimulait dans son oreiller – comme s’il était la substance même des rêves, ou, peut-être, des cauchemars.

« J’ouvre un livre, et je tombe sur le compte rendu d’évènements futurs que Dieu lui-même aimerait classer et oublier. »

Mais n’allons pas croire que ce monde décrit par Aberden – Aberden, le fameux Maître du Haut-Château, menacé de mort, réfugié dans les montagnes, dans une maison inaccessible et fortement protégée – soit pour autant celui que nous connaissons. Il s’agit encore d’un autre passé/présent alternatif qui ne fait que ressembler au nôtre. Dès lors, cet effet de miroir que le lecteur a cru deviner – le livre de fiction dans ce faux monde n’est en en rien le livre de la réalité dans cette fiction – n’est pas tout à fait juste et un très lent vertige s’installe. Tout n’est que jeu de dupes, de chausse-trappes, de symétries imparfaites. Il est vrai que Frank Frink œuvrait à la confection de faux artefacts historiques américains – et qu’il continue. Que Robert Childan en vendait en le sachant, ou sans le savoir, ou en sachant très bien qu’il ne voulait pas le savoir. A ce sujet, la tirade de l’ex-patron de Frink au sujet de l’historicité des artefacts préfigure déjà les futurs morceaux de bravoure dickienne. Il est vrai également que les Japonais sont plus fascinés par l’historicité américaine que ceux-ci ne le sont par celle de leurs envahisseurs, pourtant bien plus ancienne, et qu’ils se contentent peut-être très bien du faux sans en être entièrement dupes. Il est vrai que ni Joe Cinadella ni le Haut-Château ne sont tout à fait ce qu’ils semblent être. Et il n’est pas faux que lorsque Frank Frink (peut-être vrai Juif, et faux émissaire d’amiral japonais) devenu artisan, se lance dans la confection non plus de faux artefacts mais de bijoux réels, l’un d’entre eux conduira M. Tagomi à passer dans le faux monde d’Aberden, ou peut-être dans la réalité qu’il n’a jamais su voir.

« Voilà pourquoi tout ça n’est qu’un grand tour de passe-passe, une illusion de masse. »

Tout tourne donc autour non seulement du Yi-King, qui dans l’esprit de ceux qui l’utilisent proclament la réalité, mais aussi autour du fameux « Poids de la sauterelle » écrit par Aberden. Un des livres fictifs les plus célèbres de la littérature de genre, que l’on connaissait dans les précédentes traductions de Dick sous un titre voisin, « La sauterelle pèse lourd ». Son titre correspondrait à une citation de l’Ecclésiaste « et les sauterelles deviendront un fardeau ». On peut voir là ce que l’on ne sait pas voir : l’insecte qui ne pèse rien mais fait ployer le brin d’herbe et à travers la prairie toute entière, et qui peut dévorer le paysage en entier. Le détail, le dérisoire, l’infime, ce que l’on ne voit pas mais qui est là, en nombre, d’une réalité est indéniable, et qui fera plier jusqu’aux fondements du réel eux-mêmes.

Reste la fin. Une fin qui n’a pas le caractère achevé, consommé, extrêmement percutant des romans ultérieurs de Dick, et que, comme le signale Laurent Queyssi dans sa postface, Kim Stanley Robinson, dans son essai intitulé « Les Romans de Philip K. Dick » (Les Moutons électriques, 2005, traduction de Laurent Queyssi), qualifie de faible. Mais Robinson écrit également, au sujet du dernier chapitre : « Cependant, dans ce cas, il n’est qu’une fausse note à la fin d’une symphonie brillamment composée et interprétée. » Peut-être s’agit-il plus d’un tâtonnement que d’une véritable maladresse, d’un refus de la révélation finale que Dick a préféré amener de manière plus fine et plus précoce grâce à divers indices, notamment – mais pas seulement – par la vision de M. Tagomi. Une fin en tout cas qui est sujette à d’autres interprétations encore, car il n’est pas dit que le Yi-King, auquel il est fait appel dans les dernières pages, soit absolument infaillible : dès lors, en marge d’une réalité décomposée, ce sont deux fictions qui s’affrontent, celle produite par un traité divinatoire ancien qui aurait – mais rien n’est moins sûr, car les affirmation d’Aberden et de son épouse sont elles aussi sujette à caution – généré ce fameux « Poids de la sauterelle », autre divination de la réalité, autre artefact magique comme ceux produits par le faussaire Frank Frink. Au final, ce serait alors l’affrontement ou à l’inverse la collusion des fictions qui jetterait le doute sur ce qu’est le réel – au lecteur d’y réfléchir, et de convenir du fait que cette fin, qui n’a rien de fondamentalement faible, n’a rien de moins vertigineux que celles des romans les plus célèbres et les plus encensés de Philip K. Dick.

On notera, par rapport aux éditions précédentes, que ce volume comprend les deux premiers chapitres d’une suite au « Maître du Haut-château » que Philip K. Dick commença à écrire en 1964, puis qu’il tenta de prolonger en 1974, sans toutefois faire aboutir ce projet. Le volume contient également une intéressante postface de Laurent Queyssi, dans lequel on découvre que la traduction de cet ouvrage est due à Michèle Charrier, alors que le page titre du roman crédite Jean Sola. Une contradiction d’autant moins explicable que la traduction précédente était due à Jacques Parsons, et que la quatrième de couverture attribue bien cette traduction à Michèle Charrier. Comprenne qui pourra – mais nul ne s’en étonnera vraiment, car, avec un auteur tel que Philip K. Dick, on sait que l’on peut s’attendre à des faux-semblants ou à des glissements de réalité à chaque fois que l’on tourne la page.

Le Maître du Haut-Château
Philip K. Dick
Couverture : Flamidon
Traduction de Michèle Charrier
Editions J’ai Lu

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