L’Installation de la peur – Rui Zink

2016-01-19+PEUR_1Les générations précédentes étaient fières de se faire installer le téléphone, nous sommes ravis de nous faire installer le câble, la fibre, et autres modernités. Mais il y a mieux et plus, le nec plus ultra, l’indispensable, ce que nul, sous peine de s’opposer au progrès, à la nécessité commune, et au bien de tous ne saurait refuser : la peur. Aussi, quand deux techniciens sonnent à l’appartement d’une jeune femme et de son enfant, ne peut-elle faire autrement que de leur ouvrir et les laisser installer la peur.

« Non seulement l’installation de la peur est faite pour notre bien à tous, mais elle dépend également de notre collaboration à tous. »

Quelques travaux, une perceuse, une télécommande, rien que de très habituel. La chose est rondement menée. Mais surtout, des explications, et c’est bien pour cela que les deux techniciens prennent leur temps. L’apologie de la peur ne se fait pas en cinq minutes. La peur, c’est comme le progrès, il faut expliquer, rationaliser. Un peu de pédagogie, avant que l’on ne passe à la « peur pédagogique » elle-même.

À partir cette idée à la fois surréaliste et brillante, Rui Zink enchaîne les discours. Il y a, dans ce court roman dominé par les dialogues et les monologues, un aspect fatalement théâtral. Pourtant, Rui Zink n’abuse ni de sa mise en scène, ni des effets de manche ou de dialogue. Tout se passe très sobrement – bien trop sobrement, se méfieront certains, pour être honnête –avec une économie de moyens, un appartement minuscule, et même simplement le salon, quatre personnages, et même seulement trois, l’enfant restant caché dans une pièce. Les choses demeurent discrètes, feutrées, tout en suggestion, en non-dits. On vacille en permanence sur une ligne de crête, sur une étrange et glaçante frontière.

« La peur prend des proportions capitales. La peur est sage. La peur sait ce qui est bon pour nous. Elle est toujours près de nous. La peur est juste. La peur nous aime. »

Des dialogues ou des monologues peu diserts, avec beaucoup de passages à la ligne, et même des répétitions. Ainsi le lecteur pourrait-il, à plus d’une reprise, avoir l’impression que l’auteur tire à la ligne. Mais il s’agit là d’un mal nécessaire : l’essence de la pédagogie, y compris celle de la peur, n’est autre que la répétition. Et l’on comprend peu à peu, que, mieux encore que ce mécanisme improbable que les deux hommes viennent d’installer, c’est leur discours qui instille la peur. Leur discours ? Des peurs infantiles aux peurs adultes, un petit tour d’horizon, et juste une poignée d’exemples.

« Commencer, comme si de rien n’était, par employer des termes techniques que personne ne comprend, puis il suffit de faire en sorte que les gens aient honte de demander ce que cela signifie. »

Mais quels exemples. La satire féroce d’un discours politique et mercantile à tel point omniprésent que nous n’y prêtons plus attention et dont Rui Zink nous fait, tout en finesse, tout en douceur, comprendre l’horreur fondamentale. Ceux qui ne sont pas vraiment productifs, les vieux, les malades, les pauvres, les étrangers, autant qu’ils servent à quelque chose, autant qu’ils fassent peur. Autant les transformer en nuisibles, en ennemis du profit, de la sécurité. On est familier de ce genre de discours. Mais la peur est et doit être omniprésente : il faut aussi avoir peur de ceux qui façonnent ces pensées, ces tendances, ces discours.

« Comme vous allez bientôt pouvoir le constater, l’installation de la peur n’est pas un acte, c’est un océan d’actes, c’est un mouvement continu qui fonctionnera d’autant mieux qu’il pourra compter sur la collaboration de tous. »

La citation ci-dessus apparaît comme la répétition d’une des précédentes. Pédagogie, encore, répétition encore. Conditionnement et auto-conditionnement. Dans « 1984 », Georges Orwell décrivait, dans les appartements, des télévisions qu’il était impossible d’éteindre. Il avait sous-estimé le futur. Il n’avait pas été capable d’imaginer qu’un tel conditionnement n’aurait jamais à être infligé mais devait finir par s’être auto-infligé par les individus eux-mêmes – cette part considérable de la population dont le premier geste, en rentrant à domicile, est d’allumer la télévision qui dès lors assurera son conditionnement en permanence. C’est aussi cet auto-conditionnement que Zink dénonce en matérialisant la peur sous la forme d’un objet, d’un canal, d’une diffusion théoriquement à la demande mais dont la demande sera, inévitablement, permanente. Une fois la peur installée à domicile, elle ne repartira jamais. Pire encore, son nouveau propriétaire ne pourra plus s’en passer. Il la répétera, la fera se répéter lui-même.

« Une autre triste vérité. Ce n’est pas la peur qui est contagieuse. C’est l’humanité qui est contagieuse. Non pas que nous affirmions que l’humanité est une maladie, bien entendu. Pas nécessairement. »

Assujetti, inféodé pratiquement de son propre chef, perdu dans son auto–asservissement – un brin de cette « servitude volontaire » dont parlait Etienne de la Boétie – le récipiendaire de la peur n’est pas soumis à d’autre violence que celle du politiquement correct, de la justification cartésienne, de l’abomination nécessaire. Cette petite musique insidieuse, apologie de la terreur comme facteur d’ordre social, parle en filigrane d’une société dans laquelle il est possible de « devenir psychopathe homicide cannibale suite à une opportunité professionnelle. » Ce faux grotesque rejoint, hélas, le véritable grotesque du monde réel. On frémit.

« Certes, l’horreur économique, ce ne sera pas tout à fait la même chose qu’une pandémie. Mais c’est plus efficace. Ca ne tue pas autant mais ça broie mieux. »

Les marchés : une entité désincarnée, inexplicable, dangereuse, dont nous sommes perpétuellement la proie, l’objet, le jouet, la victime. Face à laquelle nous ne sommes rien et contre laquelle nous ne pouvons rien. Ce n’est plus ici la caricature nourrie et particulièrement inventive de l’excellent Sylvain Jouty (« Les marchés sont fatigués », Stock, 1997), mais la dénonciation d’une épouvante, d’une « horreur économique » presque palpable. Des « marchés » qui prennent l’allure d’une horreur déshumanisante, dévoratrice, non seulement anthropophage mais massivement destructrice de quartiers, de villes, de peuples, et, qui plus est, de la pensée. Rui Zink n’est certes pas le premier à mettre en relation les marchés et les abominations lovecraftiennes (car, oui, il y a aussi, dans « L’Installation de la peur », un brin d’épouvante à la manière du maître de Providence, et joliment amené qui plus est) : Antoine Téchenet, par exemple, avait déjà mis en relation Grands Anciens et sociétés omnimercantiles dans la version qu’il a donnée, il y a quelques années, aux éditions Mnémos, du « Culte des goules » attribué au compte d’Erlette. Mais Zink le fait ici doublement, à la fois sous la forme jubilatoire d’une courte nouvelle tapie dans un monologue, et sous une forme plus vaste, qu’il s’entend – pédagogie toujours – à faire comprendre à la jeune femme, mais aussi à ses lecteurs.

Que l’on ne se rassure pas à tort. Que l’on n’aille pas considérer les envolées ou susurrations insidieuses de Zink ou de ses personnages comme du simple Grand-Guignol. Ses deux installateurs distillent un grotesque d’autant plus effrayant qu’il se calque sur le grotesque effrayant du réel. N’oublions pas que malgré le ton plaisant du badinage – un badinage qui fait froid dans le dos – ils n’hésitent pas à qualifier une solution rationnelle, cartésienne, réfléchie, raisonnable, de « solution finale ». Ni que ce marivaudage, pour théâtral qu’il paraisse, trouve dans les discours quotidiens des échos flagrants, répétés, nauséeux. En en mot, effrayants.

Finira-t-on par tout savoir sur la peur ? On pourrait le croire, mais l’auteur a plus d’une épouvante dans son sac. Si le lecteur se demande comment diable ce récit va bien pouvoir s’achever, il n’en aura jamais vu venir la fin, totalement inattendue et subtilement amenée – mais une telle série de monologues et de dialogues pouvait-elle s’achever autrement que sur un « coup de théâtre » ? Une belle trouvaille pour les éditions Agullo, et un Rui Zink manifestement en très grande forme, donc, dont il faut lire également la postface qui, entre ironie et sarcasme, poursuit dans la veine même du roman.

Rui Zink

L’Installation de la peur

Traduit du portugais par Maïra Muchnik

Couverture : Sean Habig

Editions Nadège Agullo

 

Les éditions Nadège Agullo sur eMaginarock :

« La destinée, la mort et moi, comment j’ai conjuré le sort » par S.G. Browne

http://www.emaginarock.fr/la-destinee-la-mort-et-moi-comment-jai-conjure-le-sort-s-g-browne/

Les éditions Agullo prennent leur envol

http://www.emaginarock.fr/les-editions-agullo-prennent-leur-envol/

 

Quelques ouvrages publiés aux éditions Mirobole, fondées par Sophie de Lamarlière et Nadège Agullo :

 

« L’Agence secrète » par Alper Canigüz

http://www.emaginarock.fr/lagence-secrete-alper-caniguz/

« L’Assassinat d’Hicabi Bey » par Alper Canigüz

http://www.emaginarock.fr/lassassinat-dhicaby-bey-alper-caniguz/

« Psychiko » de Paul Nirvanas :

http://www.emaginarock.fr/psychiko-paul-nirvanas/

« L’Autre ville » de Michal Ajvaz :

http://www.emaginarock.fr/lautre-ville-michel-ajvaz/

« Les Furies de Boras » d’Anders Fager :

http://www.emaginarock.fr/les-furies-de-boras-anders-fager/

«  Je suis la reine et autres histoires inquiétantes » d’Anna Starobinets :

http://www.emaginarock.fr/je-suis-la-reine-et-autres-histoires-inquietantes-anna-starobinets/

« Le Vivant » d’Anna Starobinets

http://www.emaginarock.fr/le-vivant-anna-starobinets/

« Comment j’ai cuisiné mon père, ma mère, et retrouvé l’amour » de S. G. Browne : http://www.emaginarock.fr/comment-jai-cuisine-mon-pere-ma-mere-et-retrouve-lamour-s-g-browne/

« Noir septembre » d’Inger Wolf :

http://www.emaginarock.fr/noir-septembre-inger-wolf-2/

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