Avenue Nationale – Jaroslav Rudis

Au commencement était Jean-Claude Van Damme, né Vanrenberg : danseur, culturiste et kickboxer qui s’en alla à Hollywood et qui, après avoir atteint les cimes du box-office,  s’effondra subitement, ruinant avec méthode des années de talent, d’obstination et d’efforts. Mais devenant, sous l’emprise de la drogue, un philosophe mondialement connu. Mais si. Donnons-en pour preuve que l’on trouve bien plus de personnes capables de citer les envolées métaphysico-spirituelles de Van Damme que  celles de Kirkegaard ou de Schopenhaueur

« Ils te mettent dans le crâne que c’est seulement quand tu t’endettes que t’existes. Si tu t’endettes, t’as un avenir, parce qu’il faut que tu rembourses. T’as brusquement ta place dans ce monde. »

Contrairement à Van Damme (le vrai), qui n’a jamais fait preuve de beaucoup d’érudition et a sans doute conçu les meilleurs de ses aphorismes et les plus fracassantes de ses maximes en se tapant le front contre un sac de frappe, Vandam réfléchit. Il refuse le conditionnement, il se méfie de la pensée officielle, il rejette la fatalité. Il a compris l’importance de l’Histoire. Il a beaucoup lu. Un type attachant, bien loin au-dessus du beauf ou du blaireau standard. Un type qui pense. Un peu. Et surtout de travers, et qui se monte la cervelle en pièce de banquet. Mais bon, il pense. Un peu. Et pas tout le temps.

« La paix n’est qu’une pause entre deux guerres. Entraîne toi et lis et trime et entraîne-toi pour être prêt une fois que la prochaine éclatera. Parce qu’alors les gros seront maigres et les maigres seront froids. »

Peintre en bâtiment, Vandam vit à Severni Mesto : un complexe de logements grisâtres et sans âme au nord de Prague. Discipline et obstination. Vandam s’entraîne. Deux cents pompes par jour. Des abdominaux à n’en plus finir. Il pense être un guerrier, un des tous derniers. Le Dernier Romain. Le problème, c’est que Vandam ne voit ni ne va pas plus loin que son bistrot. Qu’il ne démolit guère la tronche qu’à quelques pauvres diables de passage. Pas le mauvais type, non, juste un peu con, quand il oublie de penser.

Courageux mais barré, estimable et méprisable à la fois, Vandam fascine. Il y a chez lui une véritable soif de grandeur. Il est fasciné par la forêt, celle de ses ancêtres, celle où subsistent les ormes mythiques et où rôdent, pense-t-il, les fantômes des grands guerriers d’autrefois. Celle ou rôde surtout le fantôme de son père, qui ne s’y livrait pas à des rites antiques, mais qui allait s’y effondrer, une bouteille de Myslivec à la main. Un père qui n’avait d’héroïque que les entrailles, dont les borborygmes évoquaient la fureur de la bataille de Stalingrad.

Au comptoir, dans la rue, Vandam se vante. Il croit avoir un destin, il est sûr, déjà, d’en avoir un derrière lui. En 1989, Avenue Nationale, lors de la Révolution de Velours, c’est lui qui a porté le premier coup. Il a été l’étincelle et le glaive, celui qui a changé le cours de l’Histoire. C’est peut-être vrai. Et peut-être non Et il se pourrait bien que son propre frère, qui a traduit en pirate les bandes vidéo des films de Van Damme (le vrai), qui a fondé un office de traduction, qui a gagné suffisamment d’argent pour s’installer dans des résidences luxueuses de l’autre côté de la forêt mythique, ait un destin plus enviable que le sien.

On le devine : pour ce personnage improbable, au terme d’un récit-monologue qui fait peur, qui fait rire, qui fait grincer des dents, les choses finiront mal. Tout comme l’acteur et philosophe américano-belge, Vandam est bien trop  « aware » pour ne pas faire tache parmi le commun des mortels. Trop entier et trop atypique pour être un simple personnage picaresque. On en rit, on a de la compassion pour lui, on le déteste.  Et pourtant, ne nous voilons pas la face : si « Avenue Nationale » fait peur et fait mal, c’est avant tout parce qu’il nous montre que nous sommes tous des Vandam.

« Avenue Nationale » est tragique, pathétique, dramatique. « Avenue Nationale » est un ouvrage en vert et en jaune. Le vert de la forêt primordiale qu’on ne retrouvera jamais comme on la rêvait, teinté de la couleur de ces marécages dans lesquels on s’enlise de soi-même. Le jaune non pas de la jonquille ou du bouton d’or, mais celui de l’imperméable mastic des policiers, du rire qui n’est pas tout à fait celui de la joie, ce hoquet qui la saveur âpre, rauque et colorée du renvoi hépato-biliaire.

On ne louera jamais assez la brièveté. Nous avions chroniqué il y a peu « L’Installation de la peur » ( http://www.emaginarock.fr/linstallation-de-la-peur-rui-zink/ ) de Rui Zink, publié aux éditions Agullo dont on sait – et ce n’est pas un hasard – qu’elles ont été, à leur manière, enfantées par les éditions Mirobole. Un récit percutant et bref dans lequel le lecteur, et ce n’est pas faute d’avoir été averti, ne voyait rien venir. Tout comme « L’Installation de la peur », « Avenue Nationale », avec tout juste deux cents pages largement aérées, est un antipavé littéraire. Un antipavé-manifeste qui vole et vous cueille, d’un coup d’un seul, au coin de la mandibule pour un bon vieux « knock-out » à l’ancienne. Deux cents pages peu denses et faussement légères que vous lisez trop vite pour les voir se précipiter droit vers leur but, qui n’est rien d’autre que le coin de votre mâchoire. « Avenue Nationale » secoue, ça fait mal et ça fait du bien.

Jaroslav Rudis
Avenue Nationale
Traduit du tchéque par Christine Laferrière
Couverture : Alexei Zystev
Mirobole éditions

Les éditions Mirobole sur eMaginarock :

« L’Agence secrète » par Alper Caniguz

http://www.emaginarock.fr/lagence-secrete-alper-caniguz/

« Psychiko » de Paul Nirvanas :

http://www.emaginarock.fr/psychiko-paul-nirvanas/

« L’Autre ville » de Michal Ajvaz :

http://www.emaginarock.fr/lautre-ville-michel-ajvaz/

« Les Furies de Boras » d’Anders Fager :

http://www.emaginarock.fr/les-furies-de-boras-anders-fager/

«  Je suis la reine et autres histoires inquiétantes » d’Anna Starobinets :

http://www.emaginarock.fr/je-suis-la-reine-et-autres-histoires-inquietantes-anna-starobinets/

« Le Vivant » d’Anna Starobinets

http://www.emaginarock.fr/le-vivant-anna-starobinets/

« Comment j’ai cuisiné mon père, ma mère, et retrouvé l’amour » de S. G. Browne : http://www.emaginarock.fr/comment-jai-cuisine-mon-pere-ma-mere-et-retrouve-lamour-s-g-browne/

« Noir septembre » d’Inger Wolf :

http://www.emaginarock.fr/noir-septembre-inger-wolf-2/

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