L’Entité 0247 – Patrick Lee

Cherchant à se ressourcer au cours d’un long périple dans les zones froides et désolées des Rocheuses, Travis Chase, un ancien policier, y découvre l’épave d’un Boeing récemment écrasé. De manière inexplicable, nul ne semble s’inquiéter de sa disparition, nul ne semble être à sa recherche. Dépourvu de tout signe d’identification, cet avion appartient  manifestement à quelque entité gouvernementale secrète. A son bord, tous les occupants ont été tués, mais la victime la plus importante – l’épouse du Président des Etats-Unis – a survécu suffisamment longtemps pour laisser un message destiné à celui qui découvrirait l’avion. C’est ainsi que Travis Chase se lance à la poursuite de ses assassins et parvient à sauver in-extremis une jeune femme en possession de l’objet qu’ils convoitaient : un mystérieux artefact surnommé « Le Chuchoteur ».

Cette survivante est en effet membre de « Tangent », organisation ultra-secrète destinée à protéger le secret d’une « brèche » apparue suite à une expérience ayant mal tourné dans un accélérateur de particules (on reconnaîtra là une référence à de nombreux récits de genre, parmi lesquels « L’œil dans le ciel » de Philip Kindred Dick, publié en 1957), et d’où surgissent des artefacts soit totalement inexplicables, soit pourvus de propriétés étonnantes. Le Chuchoteur n’est rien d’autre que le plus singulier d’entre eux : il semble tout savoir, absolument tout. Il peut rendre d’immenses services, mais aussi prendre le dessus sur celui qui l’utilise et le pousser à commettre l’irréparable, par exemple l’inciter à transmettre des ordres et codes de tir de missiles nucléaires. Un seul homme a réussi à contrôler cet artefact ; mais il a disparu pour constituer une organisation dont le but est de conquérir le centre secret de Tangent et d’avoir mainmise sur le monde entier – sinon même le détruire.

Avec « L’Entité 0247 », Patrick Lee nous propose un thriller à l’écriture purement fonctionnelle : les descriptions sont succinctes, les personnages dotés du minimum d’épaisseur psychologique pour s’intégrer dans l’action. L’auteur a donc fait le choix de privilégier la tension, le rythme, et les couches successives de mystère. En confinant son action dans un format de trois cents pages là où bien des auteurs l’auraient diluée pour en faire un énorme thriller, il a su conserver la densité de son intrigue et éviter tout temps mort.

Malgré ce rythme tendu, le roman s’affine au fil des pages et révèle une intrigue plus retorse que les premiers chapitres ne le laissaient deviner. En effet, si le premier tiers du volume fait craindre une trame de type scénario hollywoodien, avec ses habituelles lacunes, incohérences, et scènes que rien, sinon le besoin gratuit de spectaculaire, ne vient justifier, la plupart de ces éléments seront revus les uns après les autres comme posant question non pas au lecteur, mais aux protagonistes eux-mêmes. Car ce récit n’est rien d’autre qu’un machiavélique affrontement d’échecs, une partie aux enjeux planétaires dont on ignore jusqu’au bout qui – de l’artefact, du transfuge, ou d’un tiers invisible –  manipule les pièces opposées,  et où les hypothèses logiques s’affrontent tout autant que les joueurs.

On pourra noter ici et là une ou deux facilités narratives, trouver peu vraisemblable le fait que les deux protagonistes traqués par hélicoptère soient pris aussi facilement pour de simples touristes par les tueurs, ou s’étonner des artefacts apparaissant in extremis dans les situations difficiles, « Deus ex machina » issus du sac de Paige Campbell. Mais ce ne sont là que des défauts mineurs, qui, dans la rapide succession des évènements, ne seront remarqués que par les lecteurs les plus exigeants. Et force est d’admettre que le rythme ne baisse pas, que les péripéties abondent, et que certaines scènes – le mémorable assaut du 7, Theaterstrasse –  même si elles lorgnent à l’évidence vers l’adaptation cinématographique,  atteignent une certaine envergure.

Péripéties, donc, mais pas seulement. Car, au cœur même de l’action, les protagonistes vont se heurter à une question métaphysique qui n’est autre que celle à laquelle  étaient confrontés les héros de Frédéric Delmeulle dans son diptyque temporel des naufragés de l’entropie, « La Parallèle Vertov » et « Les Manuscrits de Kinnereth ». Une  théorie qu’échafauda l’astronome et mathématicien français Simon de Laplace (1749-1827), en faisant l’hypothèse d’un être omniscient qui, connaissant jusqu’à la position du moindre atome dans l’univers, serait par voie de conséquence capable de prédire l’avenir. «Une intelligence qui pour un instant donné connaîtrait toutes les forces dont la nature est animée et la situation respective des êtres qui la composent, si d’ailleurs elle était assez vaste pour soumettre ces données à l’analyse, embrasserait dans la même formule les mouvements des plus grands corps de l’univers et ceux du plus léger atome : rien ne serait incertain pour elle et l’avenir comme le passé serait présent à ses yeux » écrivait le Marquis de Laplace en 1814 dans son « Essai philosophique sur les probabilités ». Si un tel être existait, serait-il possible de faire mentir ses prédictions, et, ce faisant, d’échapper à son emprise ? L’omniscience de cet être ne le rendrait-il pas également capable de prévoir où, quand, et comment l’on tenterait d’adopter un comportement contraire à celui qu’il anticipe ? Cette question théorique prend ici tout son sens, car l’Entité 0247 de Patrick Lee, si elle est aussi autre chose, est avant tout, sous la forme d’un artefact technologique, une matérialisation de ce fameux Démon de Laplace.

On peut retourner le paradoxe dans tous les sens et multiplier à l’infini les boucles logiques sans jamais pouvoir conclure. Frédéric Delmeulle avait parfaitement compris à quel point cette question philosophique venait s’intégrer dans la thématique des voyages temporels. Car échapper au démon de Laplace, c’est rendre caduque la connaissance de l’avenir. Or, s’il est réellement possible de prédire l’avenir, celui-ci est figé et nul ne peut le changer. Les amateurs de genre reconnaîtront ici la version en miroir, sur l’axe chronologique, du fameux « paradoxe du grand-père », ou d’autres paradoxes souvent discutés dans les récits de voyage temporel. Et ce n’est nullement par hasard si ce fameux paradoxe finit par apparaître, sous forme de discussion, dans les derniers chapitres de « L’Entité 0247 ». En admettant l’hypothèse déterministe et celle d’un temps figé – futur inéluctable et passé inéluctable – comment ne pas sombrer dans le fatalisme ? Mais n’oublions que nous sommes avant tout dans un récit d’action : tout comme Child Kachoudas, le héros de Frédéric Delmeulle, nos protagonistes ne semblent aucunement disposés à baisser les bras.

Bien que décliné essentiellement sous son aspect musclé, « L’Entité 0247 » n’est donc pas  un roman dépourvu de réflexion. Si l’action prime, la trame est suffisamment subtile pour lui permettre de sortir des ornières habituelles du simple thriller, fût-il d’anticipation. Même si cet aspect logique et philosophique n’est pas développé à un point tel que l’on puisse qualifier ce roman de suspense métaphysique, même si les thématiques qu’il développe ne sont pas  fondamentalement novatrices, l’auteur sait terminer son récit sur de nouvelles interrogations et redistribuer les cartes en une donne différente, à un niveau de complexité supérieure. C’est dire que le lecteur dont les neurones se seront mis en branle au fil des chapitres ne refermera pas le volume dans une douce satiété intellectuelle, mais avec l’encéphale en définitive réactivé.

Fin ouverte, donc, fin stimulante qui, une fois les dernières pages tournées, laisse l’amateur de genre absorbé dans un changement de paradigme, occupé à démêler une autre trame, à imaginer une autre intrigue. On ne s’étonnera donc pas d’apprendre – comme si la chose était inéluctable, et sans doute l’était-elle –  que Patrick Lee a publié outre-Atlantique un roman intitulé « Ghost Country », mettant de nouveau en scène Travis Chase et Paige Campbell. Nul doute que les éditions l’Atalante, qui ont eu l’heureuse idée d’inscrire « L’Entité 0247 » à leur catalogue, ne manqueront pas d’y ajouter ce second roman dans un bref avenir.

Patrick Lee
L’Entité 0247
Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Patrick Couton
Couverture :   David Demaret
Collection La Dentelle du Cygne
Editions l’Atalante

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